Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome IX > Histoire d’Alaeddin

Le conte précédent : Histoire de Naama et de Naam


Histoire d’Alaeddin

Après avoir lu cette lettre, Alaeddin se tourna vers son beau-père, et lui dit : « Prenez les cinquante mille pièces d’or stipulées pour la dot de Zobéïde, et négociez à votre profit les cinquante ballots de marchandises, en me tenant compte seulement du capital. » Le père de Zobéïde, sensible à la générosité d’Alaeddin, ne voulut pas néanmoins en profiter. « Je ne puis rien accepter de ce que vous m’offrez, lui dit-il. Quant à la dot, elle appartient à ma fille, et vous pouvez en faire tous les deux ce que bon vous semblera. »
Comme Alaeddin et son beau-père étoient occupés à faire entrer les ballots, Zobéïde demanda à son père à qui ils appartenaient ?
« Ma chère fille, répondit le vieillard, ils appartiennent à Alaeddin ton époux. Son père vient de les lui envoyer pour le dédommager de la perte de ceux que les Arabes lui ont enlevés. Il lui a envoyé en outre une somme de cinquante mille pièces d’or, un paquet renfermant des objets précieux, une pelisse de martre zibeline, une mule, et une cuvette d’or avec son aiguière de même métal. Vous pouvez tous les deux disposer de ces objets à votre fantaisie ; et la dot en particulier est entièrement à ta disposition. »
Alaeddin ouvrit aussitôt la cassette, et en tira les cinquante mille pièces d’or qu’il remit à son épouse.
Le cousin de la jeune dame, stupéfait et confondu de ce qui venoit d’arriver, et voyant toutes ses espérances renversées, demanda avec humeur à son oncle, s’il n’étoit plus disposé à forcer Alaeddin à lui rendre sa femme ?
« Cela est maintenant impossible, répondit le vieillard ; car la loi est tout en faveur d’Alaeddin, qui, comme vous le voyez, a rempli ses engagemens. »
Le cousin, atterré par cette réponse, s’en retourna chez lui, le désespoir dans l’ame. Il tomba bientôt malade, et mourut de chagrin au bout de quelque temps.
Après avoir fait entrer les ballots, Alaeddin alla faire les provisions nécessaires pour un repas semblable à ceux des soirées précédentes. Étant de retour, il dit à Zobéïde : « Je ne m’étais pas trompé dans mes conjectures. Ces derviches sont des imposteurs qui m’ont fait des promesses en l’air. Vous voyez comment ils ont tenu leur parole ! »
« Cessez d’avoir une aussi mauvaise opinion d’eux, lui répondit sa femme. Vous êtes le fils du syndic des marchands du Caire, et cependant hier encore vous ne possédiez pas la plus petite pièce de monnaie. Dans quel embarras ces derviches, pauvres comme ils sont, ne doivent-ils donc pas être pour se procurer cinquante mille pièces d’or ? »
« Dieu merci nous n’avons plus besoin d’eux, reprit Alaeddin : ils n’ont qu’à venir maintenant, je leur fermerai la porte au nez. »
« Pourquoi donc, dit Zobéïde ? Je suis persuadée au contraire que c’est leur présence qui nous a porté bonheur ; et chaque soir ne glissoient-ils pas, à notre insu, une bourse de cent pièces d’or sous un coussin ? »
À la fin du jour, quand les bougies furent allumées, Alaeddin pria son épouse de prendre son luth, et de jouer un de ses airs favoris. Zobéïde, qui se plaisoit à prévenir ses moindres désirs, s’empressa de le satisfaire. Elle accorda son instrument, et se mit à chanter. Dans ce moment, on frappa assez rudement à la porte de la rue. Zobéïde pria son mari d’aller voir ce que c’étoit. Lorsqu’il eut ouvert, et qu’il eut aperçu les derviches : « Ah, ah, s’écria-t-il en riant, entrez, messieurs les imposteurs, entrez ! »
Les derviches s’étant assis, Alaeddin fit servir la collation. « Seigneur, lui dit l’un d’eux, l’impossibilité où nous nous sommes trouvés de faire ce que nous voulions, n’empêche pas que nous ne prenions le plus vif intérêt à ce qui vous regarde : racontez-nous donc, de grâce, ce qui vous est arrivé avec votre beau-père ? »
« Dieu, répondit Alaeddin, nous a comblés de plus de faveurs que nous n’avions osé l’espérer ! »
« Nous en sommes charmés, reprit le faux derviche ; car nous étions fort inquiets par rapport à vous ; et vous devez être persuadé que si nous avions pu rassembler la somme que nous vous avions promise, nous l’aurions fait de tout notre cœur. »
« Dieu m’a procuré les moyens de me tirer d’affaire, dit Alaeddin. Mon père vient de m’envoyer cinquante mille pièces d’or, et cinquante ballots des étoffes les plus précieuses, chacun de la valeur de mille pièces d’or, comme le porte l’étiquette qui est dessus. Il m’a aussi envoyé un habillement complet fort riche, une pelisse de martre zibeline, une mule, un esclave, et une cuvette d’or avec son aiguière. En outre, je viens de me réconcilier avec mon beau-père ; et ce qui met le comble à ma félicité, c’est de posséder une femme charmante, dont je suis tendrement aimé. Vous voyez donc que Dieu ne m’a pas abandonné dans cet instant critique. »
Alaeddin ayant achevé ces paroles, le calife fit semblant d’avoir besoin de sortir un moment. Le visir Giafar, se penchant alors vers Alaeddin, l’avertit de ne rien dire qui pût blesser ses hôtes, et surtout celui qui venait de sortir. Alaeddin lui demanda pourquoi il lui donnoit un pareil avis ? « Il me semble, ajouta-il, que je vous ai témoigné à tous autant d’égards et de politesse que j’en pourrais témoigner au calife. »
« La personne qui vient de sortir, reprit Giafar, est le calife lui-même. Je suis le visir Giafar, et l’un des deux personnages que vous voyez à côté de moi, est le Scheikh Mohammed Abou Naouas, et l’autre est Mansour, exécuteur des jugements de sa Majesté. »
Alaeddin parut fort étonné de cette aventure, et ne savait que penser.
« Seigneur Alaeddin, poursuivit le visir, faites-moi le plaisir de réfléchir un moment, et de me dire combien il y a de journées de chemin entre le Caire et Bagdad ? » Alaeddin répondit qu’il y en avait quarante-cinq. « Comment donc, reprit Giafar, vos marchandises ont-elles pu faire ce trajet en dix jours ? Comment est-il possible que votre père ait été informé de votre désastre, qu’il ait fait emballer les étoffes que vous avez reçues, et qu’elles vous soient parvenues dans l’espace de dix jours, lorsqu’il en faut quarante-cinq pour les apporter seulement du Caire ici ? »
« Vous avez raison, Seigneur, s’écria Alaeddin, mon erreur était grossière. Je me perds maintenant dans tout ceci, et je n’y connais rien. »
« Tout cela, dit le visir, s’est fait par ordre du souverain Commandeur des croyants. C’est lui-même qui vous a fait tous ces présents, par l’affection extrême qu’il a conçue pour vous. »
Le calife étant rentré sur ces entrefaites, Alaeddin se jeta à ses pieds, et lui témoigna sa vive reconnaissance. « Dieu prolonge les jours de votre Majesté, s’écria-t-il, et répande à jamais ses bienfaits sur elle pour la générosité dont elle a usé envers son esclave ! »
Le calife ayant fait relever Alaeddin, le pria de lui faire entendre encore une fois la voix de Zobéïde, pour le récompenser de ce qu’il venait de faire pour eux. Zobéïde s’empressa de répondre à une invitation aussi flatteuse. Elle prit son luth, et chanta d’une manière si ravissante, que le calife ne pouvait se lasser de l’entendre. Il passa une partie de la nuit dans cet amusement, et il invita Alaeddin, en se retirant, à se rendre le lendemain au divan.
Alaeddin se rendit donc le lendemain au divan, accompagné de dix esclaves qui portaient chacun sur leurs têtes un bassin rempli des objets les plus précieux. En entrant, il se prosterna le visage contre terre ; et s’étant relevé, il adressa un compliment très-flatteur au calife, qui était assis sur son trône, environné de toute sa cour. Il le supplia ensuite d’accepter les présents qu’il venait lui offrir.
Le calife fit à Alaeddin l’accueil le plus gracieux, et reçut avec plaisir ce qu’il lui présentait. Il le fit revêtir d’une robe d’honneur, le nomma sur-le-champ syndic des marchands de Bagdad, et lui fit prendre place au divan en cette qualité.
Dans ce moment, le beau-père d’Alaeddin, qui était auparavant revêtu de cette charge, étant entré dans la salle, et ayant aperçu son gendre assis à sa place, et couvert d’une robe d’honneur, prit la liberté de demander au calife ce que cela signifiait ?
« Je viens de nommer Alaeddin, répondit ce prince, syndic des marchands. Les charges et les dignités n’appartiennent pas exclusivement et pour toujours à ceux qui en sont revêtus, et j’ai jugé à propos de vous déposer. »
« Votre Majesté a très-bien fait, dit le vieillard. Au surplus, l’honneur qu’elle vient de faire à mon gendre, rejaillit sur moi ; et c’est Dieu même qui a dirigé son choix : il élève, quand il lui plaît, les petits aux plus grands honneurs. Combien de fois n’a-t-on pas vu les grands venir baiser la main de celui qu’ils dédaignaient la veille ! »
Le calife ayant confirmé, par un ordre exprès, l’élection d’Alaeddin, et ayant remis cet ordre entre les mains du lieutenant de police pour le faire exécuter, celui-ci le donna à un de ses officiers, qui publia dans le divan, que désormais on eût à reconnaître Alaeddin Aboulschamat comme syndic des marchands, et à lui rendre les honneurs et l’obéissance qu’on lui devait en cette qualité.
Vers la fin du jour, lorsque le divan fut congédié, le lieutenant de police, précédé d’un crieur, et marchant devant Alaeddin, parcourut en grande pompe les rues de Bagdad. Le crieur publiait dans tous les carrefours, que le calife venait de nommer syndic des marchands le seigneur Alaeddin Aboulschamat, et que lui seul maintenant pouvait remplir les fonctions de cette place.
Le lendemain, Alaeddin leva une superbe boutique, à la tête de laquelle il mit un de ses esclaves qu’il chargea des détails du commerce. Pour lui, il ne s’occupait que du soin d’assister régulièrement au divan. Un jour qu’il venait de s’y rendre, comme à son ordinaire, un des officiers du calife vint annoncer à ce prince la mort soudaine d’un de ses conseillers intimes.
Le calife envoya aussitôt chercher Alaeddin, le fit revêtir d’un caftan [8], et lui donna la place de celui qui venait de mourir, avec une pension de mille pièces d’or. Alaeddin, attaché de plus près à la personne du calife, s’avança de plus en plus dans ses bonnes grâces.

Notes

[8Robe d’honneur.

Le conte suivant : Histoire d’Abou Mohammed Alkeslan