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Histoire d’Alaeddin

Un jour qu’il était au divan, un émir, tenant une épée à la main, vint annoncer au calife la mort du chef du conseil suprême des Soixante. Ce prince fit aussitôt revêtir Alaeddin d’un superbe caftan, et le nomma chef de la cour des Soixante. Comme le personnage qui venait de mourir ne laissait après lui ni femme ni enfants, Alaeddin, par ordre du calife, hérita de tous ses esclaves et de tous ses trésors, à condition seulement qu’il prendrait soin de ses funérailles. Le calife ayant agité son mouchoir, le divan se sépara.
En sortant de la salle du divan, Alaeddin trouva une compagnie de quarante hommes des gardes du corps du prince, qui se disposaient à l’escorter par honneur, et dont le chef, nommé Ahmed Aldanaf, vint se placer à ses côtés. Alaeddin, qui connaissait le pouvoir de cet officier, et la confiance que le calife avait en lui, profita de cette occasion pour l’engager à se lier étroitement ensemble, et à vouloir bien le regarder comme son fils. Ahmed Aldanaf, qui s’était senti de l’inclination et de l’attachement pour Alaeddin du moment qu’il l’avait vu paraître à la cour, fut flatté de sa demande, et y consentit volontiers. Il lui promit même, pour lui donner une marque éclatante de l’intérêt qu’il prenoit à lui, de le faire escorter par ses soldats toutes les fois qu’il se rendrait au divan, ou qu’il en sortirait.
Alaeddin, comblé d’honneurs à la cour du calife, se rendit tous les jours près de ce prince, avec lequel il vivait dans la plus étroite intimité. Un soir qu’étant rentré chez lui, et ayant congédié les soldats d’Ahmed Aldanaf, il était assis près de son épouse, elle le quitta, en disant qu’elle alloit revenir dans l’instant. Peu après un cri perçant se fit entendre. Alaeddin sortit pour voir d’où partait ce cri, et trouva sa chère Zobéïde étendue par terre. Il s’approcha d’elle pour la relever ; mais quelles furent sa surprise et son horreur, quand il s’aperçut qu’elle était déjà privée de sentiment !
L’appartement du père de Zobéïde était en face de celui d’Alaeddin. Le vieillard avant entendu le cri de sa fille, ouvrit sa porte, et demanda à son gendre ce que cela voulait dire. « Vous n’avez plus de fille, s’écria Alaeddin, ma chère Zobéïde n’est plus ! »
Le vieillard, quoique profondément affligé lui-même de la perte de sa fille, fut tellement affecté de la douleur dont son gendre paraissait pénétré, qu’il chercha à le consoler, et lui dit que la dernière marque qu’ils pouvaient donner de leur affection à la personne qui venait de leur être enlevée d’une manière si soudaine et si funeste, était de prendre soin de ses funérailles. Ils s’occupèrent donc l’un et l’autre à lui rendre les derniers devoirs, et cherchèrent à se consoler mutuellement. Mais laissons maintenant Zobéïde dormir en paix ; peut-être aurons-nous occasion de revenir sur cette catastrophe.
Alaeddin prit le deuil, et s’abandonna tellement à sa douleur, qu’il cessa tout-à-fait d’aller au divan. Le calife, étonné de son absence, demanda au visir Giafar la raison pour laquelle Alaeddin ne venait plus au palais ?
« Souverain Commandeur des croyants, répondit le visir, c’est le chagrin de la perte de son épouse qui l’en empêche : il est occupé jour et nuit à la pleurer. » « Il faut aller le voir, dit le calife. »
Le calife et Giafar s’étant aussitôt déguisés tous deux, se rendirent à la demeure d’Alaeddin. Ils le trouvèrent assis, la tête appuyée sur ses deux mains, et enfoncé dans ses tristes pensées. Alaeddin se leva pour les recevoir ; et ayant reconnu le calife, il se jeta à ses pieds. Ce prince le fit relever avec bonté, et lui dit affectueusement qu’il pensait sans cesse à lui. « Que Dieu prolonge les jours de votre Majesté, s’écria Alaeddin les yeux baignés de larmes ! »
« Pourquoi, dit le calife à Alaeddin, avez-vous cessé de venir nous voir, et vous êtes-vous absenté si long-temps du divan ? » « Sire, répondit Alaeddin, je suis inconsolable de la perte de mon épouse Zobéïde. »
« Il ne faut pas vous abandonner ainsi à la douleur, reprit le calife, et vous devez vous soumettre aux décrets de la Providence. Les larmes que vous versez sont inutiles, et ne pourront pas rendre la vie à votre épouse. » « Je ne cesserai de la pleurer, dit Alaeddin, en poussant un profond soupir, que quand la mort nous aura réunis pour jamais. »
Le calife, en le quittant, lui recommanda expressément de se rendre au divan comme à l’ordinaire, et de ne pas le priver plus longtemps de sa présence.
Touché de la bonté du prince, Alaeddin monta le lendemain à cheval, et se rendit au divan. En entrant dans la salle, il se prosterna la face contre terre. Le calife en l’apercevant, descendit de son trône, et s’avança pour le faire relever. Il le reçut de la manière la plus distinguée, et lui fit reprendre sa place ordinaire. « J’espère, lui dit-il avec bonté, que vous serez des nôtres ce soir. »
Après le divan, le calife en rentrant au sérail, fit appeler une esclave, nommée Coût alcouloub [9], et lui dit : « Alaeddin vient de perdre son épouse Zobéïde, qui, par ses talents pour la musique, faisait le charme de sa vie, et bannissait la tristesse de son cœur. Je désirerais que vous fissiez entendre ce soir, sur votre luth, quelque morceau de musique qui pût l’égayer un moment. »
Le soir, Coût alcouloub, cachée derrière un rideau, ayant accordé son luth, s’accompagna avec tant de grâce, et chanta d’une manière si ravissante, que le calife enthousiasmé se tourna avec vivacité vers Alaeddin, et lui demanda ce qu’il pensait du talent de cette esclave ?
« Elle chante fort bien, répondit Alaeddin ; mais sa voix ne me fait pas la même impression que celle de Zobëïde. » « Je le conçois, reprit le calife ; mais enfin sa voix vous plaît-elle ? »
« Sire, répondit-il avec embarras, il faudrait que je fusse bien difficile à contenter , pour ne pas avoir quelque plaisir à l’entendre. » « Eh bien, reprit le calife, c’est un présent que je vous fais. Je vous la donne, ainsi que toutes les esclaves qui sont à son service. » Alaeddin de plus en plus surpris, s’imagina que le calife voulait s’amuser, et se retira chez lui l’esprit frappé de cette idée.
Le lendemain le calife entra dans l’appartement de Cout alcouloub, et lui dit qu’il venait de la donner à Alaeddin, ainsi que toutes les femmes qui étaient à son service. L’esclave en fut charmée ; car ayant eu le loisir d’examiner Alaeddin à travers le rideau qui la dérobait à ses regards, elle l’avait trouvé fort à son gré, et n’avait pu s’empêcher de l’aimer.
Le calife commanda aussitôt de transporter tous les effets de Cout alcouloub chez Alaeddin, et de l’y conduire elle-même. On la fit monter en litière, ainsi que toutes ses femmes, qui étaient au nombre de quarante, et on l’installa dans le palais d’Alaeddin, pendant que celui-ci était au divan, qui fut fort long ce jour-là ; car le calife ne leva la séance qu’à la fin du jour, et revint fort tard au sérail.
En entrant chez Alaeddin, accompagnée de quarante de ses femmes, Cout alcouioub avait fait placer des deux côtés de la porte deux des gardes du calife, et leur avait prescrit d’annoncer son arrivée à Alaeddin quand il se présenterait, et de le prier de passer chez elle.
Alaeddin, qui ne pensait déjà plus à Cout alcouloub, fut fort surpris, en rentrant chez lui, de trouver à sa porte deux gardes du corps du calife. « Qu’est-ce que cela signifie, dit-il en lui-même ? Ne me trompé-je point ? Est-ce bien là ma maison ? »
Les deux gardes s’étant avancés dans ce moment, et ayant baisé respectueusement la main à Alaeddin, l’un deux lui dit : « Nous sommes au service de Cout alcouloub, favorite du calife : elle nous charge de vous annoncer que ce prince vient de vous la donner, ainsi que toutes ses femmes, et elle vous prie de vouloir bien passer chez elle. »
« Allez dire à votre maîtresse, répondit Aiaeddin, qu’elle est la bien venue ; mais prévenez-la en même temps que tant qu’il lui plaira de rester chez moi, je ne prendrai point la liberté d’aller la voir ; car CE QUI CONVIENT AU MAITRE NE CONVIENT PAS A L’ESCLAVE. Priez-la aussi, de ma part, de vouloir bien me dire quelle était la somme qu’elle touchait chaque jour par ordre du calife. »
Les deux gardes s’étant acquittés de leur commission, revinrent dire à Alaeddin que la pension de Cout alcouloub était de cent pièces d’or par jour. « J’avois bien besoin, dit-il alors en lui-même, que le calife me fit un pareil présent ! »
Cout alcouloub resta assez longtemps chez Alaeddin, qui lui faisait remettre exactement tous les matins cent pièces d’or. Un jour que, tout entier à la douleur et aux regrets que lui causait la perte de Zobéïde, il avait manqué de se rendre au divan, le calife dit à Giafar :
« Visir, n’ai-je pas fait présent à Alaeddin de Cout alcouloub pour le consoler de la perte de son épouse ? Pourquoi donc ne vient-il pas nous voir comme à son ordinaire ? »
« Sire, répondit le visir, on a bien raison de dire qu’un amant oublie bientôt ses anciens amis auprès de sa maîtresse. »
Giafar ne tarda pas à être détrompé ; car ayant été le lendemain rendre visite à Alaeddin, celui-ci lui fit part de ses chagrins, et lui dit : « Qu’ai-je donc fait au calife pour l’engager à me donner Cout alcouloub ? Je me serais fort bien passé d’un pareil présent. »
Le visir ayant répondu à Alaeddin que c’était l’extrême affection du calife pour lui qui l’avait porté à lui donner cette esclave, lui demanda en confidence, s’il allait quelquefois la voir ? « En vérité, répondit Alaeddin, je ne l’ai pas encore vue, et je vous promets que je ne la verrai jamais. » Le visir l’ayant prié de lui expliquer la raison d’une pareille retenue, il lui dit, pour toute réponse : CE QUI CONVIENT AU MAITRE NE CONVIENT PAS A L’ESCLAVE.
Giafar ne manqua pas de faire part de ce qu’il venait d’apprendre au calife, qui voulut sur-le-champ aller voir Alaeddin avec son visir. Alaeddin les ayant aperçus, alla au-devant du prince, se jeta à ses pieds, et lui baisa les mains. Le calife ayant remarqué sur son visage l’empreinte du plus profond chagrin, lui dit en le faisant relever :
« Vous verrai-je donc toujours accablé de tristesse, mon cher Alaeddin ? Est-ce que Cout alcouloub n’a rien fait pour vous consoler ? » « Souverain Commandeur des croyants, répondit Alaeddin, CE QUI CONVIENT AU MAITRE NE CONVIENT PAS A L’ESCLAVE. Je vous jure que je n’ai point approché d’elle, et que je n’en approcherai jamais ; et si j’osais vous demander une grâce, ce serait de me dispenser de la garder plus longtemps. » « Je voudrais bien la voir un moment, dit le calife. »

Notes

[9La nourriture des cœurs.

Le conte suivant : Histoire d’Abou Mohammed Alkeslan