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Histoire d’Alaeddin

Comacom se rendit alors à la maison du waly. Chemin faisant, il regardait le flambeau, et se disait en lui-même : « Quand je voudrai m’amuser à boire, je placerai ce flambeau devant moi, et je verrai la liqueur de mon verre briller de tout l’éclat de l’or et des diamants dont il est enrichi. »
Le lendemain matin le calife trouva ses gardes endormis par l’effet de la poudre qu’Ahmed Comacom leur avait fait respirer. Il les réveilla, et voulut prendre les objets qu’il avait déposés sur le sofa. Il fut surpris de ne rien trouver, et se mit aussitôt dans une colère terrible. S’étant habillé tout de rouge, pour montrer à tous les yeux son indignation, il se rendit au divan, et s’assit sur son trône , environné de tout l’appareil de sa puissance.
Le grand visir Giafar étant entré, et s’étant aperçu que le calife était irrité, se prosterna respectueusement le visage contre terre, et dit : « Que Dieu préserve votre Majesté de tout mal, et éloigne d’elle tout ce qui peut lui déplaire et exciter son courroux ! » « Visir, dit le calife, le mal est grand ! » « Qu’est-il donc arrivé, Sire, demanda Giafar ? »
Comme le calife allait raconter à son visir l’événement qui avait excité sa colère, le wali entra dans la salle, suivi d’Ahmed Comacom.
« Émir Khaled, lui dit le prince, dans quel état se trouve Bagdad aujourd’hui ? » « Sire, répondit-il, tout est calme et tranquille. » « Vous m’en imposez, reprit le calife. » « Souverain Commandeur des croyants, reprit humblement l’émir en se prosternant, oserais-je demander à votre Majesté le sujet de l’agitation où je la vois ? »
Le calife lui raconta ce qui s’était passé, et ajouta : « Je vous ordonne de faire vos diligences pour me rapporter tous ces effets. Votre vie me répond de votre exactitude à exécuter mes ordres. » « Sire, répondit le wali, avant de prononcer ma sentence, ne serait-il pas juste de punir de mort Ahmed Comacom ? Personne ne doit mieux connaître les voleurs et les traîtres que celui qui est chargé de les rechercher et de les poursuivre. »
À ces mots, Ahmed Comacom s’étant avancé, dit au calife : « Souverain Commandeur des croyants, vous pouvez dispenser l’émir Khaled du soin de retrouver les objets qu’on vous a dérobés. Je me charge de cette commission, en vous suppliant néanmoins de m’adjoindre deux juges et deux témoins ; car celui qui a commis une pareille action, ne redoute pas sans doute votre puissance, et encore moins celle du wali ou de tout autre. »
Le calife approuva la demande de Comacom, et dit qu’il voulait que, dans la recherche qui allait se faire, on commençât par visiter son propre palais, ensuite celui du grand visir, et ceux des membres du conseil suprême des Soixante. Ahmed Comacom ayant observé que peut-être le voleur avait l’honneur d’approcher souvent la personne du calife, ce prince jura sur sa tête qu’il ferait mourir le coupable, dût-il être son propre fils.
Ahmed Comacom eut soin de se munir de l’ordre exprès du calife, pour pouvoir pénétrer sans obstacle dans toutes les maisons, et les fouiller. Armé d’un gros bâton ferré par le bout, il commença ses recherches par visiter les palais des soixante membres du conseil suprême, ainsi que celui du grand visir Giafar. Il parcourut ensuite les maisons des chefs de la garde du calife, et des principaux seigneurs de la cour, et se rendit enfin à celle d’Alaeddin Aboulschamat.
Alaeddin, qui était dans l’appartement de sa femme, entendant un grand bruit dans la rue, descendit promptement, ouvrit la porte, et aperçut le wali accompagné de tous ses gens.
« Qu’y a-t-il donc de nouveau, seigneur Khaled, demanda-t-il avec empressement ? » Le wali lui ayant fait part de l’ordre dont il était chargé : « Vous pouvez entrer, lui dit Alaeddin, et faire dans ma maison toutes les recherches que vous jugerez convenables. »
« Je vous demande mille excuses, Seigneur, dit le wali un peu embarrassé, vous êtes au-dessus de tout soupçon, et à Dieu ne plaise qu’une personne comme vous puisse se rendre coupable de perfidie et de trahison. » « Exécutez votre commission, répliqua Alaeddin : aucune considération ne doit vous en dispenser. »
Le wali, les juges et les témoins entrèrent donc dans la maison d’Alaeddin, conduits par Comacom, qui dirigea leurs recherches vers l’appartement où il s’était introduit pendant la nuit. S’étant approché du carreau de marbre sous lequel il avait enfoui les objets qu’il avait volés lui-même, il laissa tomber exprès son lourd bâton ferré sur ce carreau, qui se brisa en éclats. L’émir Khaled ayant aperçu quelque chose de brillant, s’écria : « Seigneur Alaeddin, c’est Dieu même qui a dirigé nos pas vers cet endroit ; car nous venons de découvrir un trésor qui vous appartient : approchez, et venez voir ce qu’il peut renfermer. »
Tous les gens du wali s’étant réunis, et ayant reconnu les objets volés, on dressa un procès-verbal, qui constatait que ces objets avoient été trouvés enfouis dans la maison d’Alaeddin Aboulschamat. Les gens du wali se jetèrent ensuite sur Alaeddin, lui arrachèrent son turban ; et lui ayant garatté les mains derrière le dos, mirent le scellé sur tous ses effets.
Ahmed Comacom ne perdit pas de vue l’exécution de son projet principal. Il monta rapidement à l’appartement de la belle Jasmin, l’en arracha avec violence, quoiqu’elle fût enceinte, et la conduisit à la vieille, en lui recommandant de la remettre sur-le-champ entre les mains de Khatoun, femme du wali : ce qui fut exécuté sur-le-champ.
Quand Habdalum Bezaza aperçut celle qu’il aimait si éperdument, il sentit renaître ses forces, et fit paraître la joie la plus vive. Il voulut s’approcher d’elle pour lui témoigner la satisfaction qu’il éprouvait en la voyant ; mais Jasmin indignée, lui dit que s’il ne s’éloignait pas sur-le-champ, elle ne répondait pas des mouvements que sa vue lui inspirait. « Je me tuerais plutôt, s’écria-t-elle, que d’appartenir à un monstre tel que toi ! » « Belle Jasmin, dit Habdalum tout tremblant, de grâce, n’attentez pas à une vie qui m’est si précieuse. »
La femme du wali voulant calmer l’agitation violente où elle voyoit la belle Jasmin, lui dit avec douceur : « Souffrez, belle esclave, que mon fils puisse vous témoigner toute l’ardeur que vous lui avez inspirée ; il ne peut plus vivre sans vous. » « Malheureux, s’écria Jasmin, puis-je donc appartenir à la fois à deux maîtres ? Et depuis quand les chiens entreraient-ils impunément dans la demeure des lions ? »
Habdalum Bezaza, au désespoir, se laissa tomber sur un sofa, et fit craindre plus que jamais pour sa vie. À cette vue, la femme du wali, furieuse, s’avança vers l’esclave : « Malheureuse, lui dit-elle, tu veux donc me priver de mon fils ? Mais tu ne jouiras pas longtemps de ma douleur : bientôt ton Alaeddin finira ses jours honteusement sur un gibet. » « Eh bien, s’écria Jasmin, je m’estimerai heureuse de lui prouver mon amour en le suivant au tombeau ! »
Khatoun, à ces paroles, suffoquée par la colère, s’élança sur Jasmin, lui arracha ses riches habits, ses parures, ses bijoux, et la fit revêtir d’une chemise de poil, et d’une robe de bure grossière. Elle la condamna à servir dans la cuisine, et la mit au rang de ses plus viles esclaves, en lui disant que désormais son emploi serait de fendre du bois, d’éplucher les oignons et les légumes, et de faire du feu sous la marmite.
Jasmin répondit tranquillement à Khatoun, que l’emploi le plus vil et les travaux les plus rudes lui sembleraient toujours préférables à la vue de son odieux fils. Les esclaves dont la belle Jasmin étoit devenue la compagne, ne furent pas insensibles à son sort. Sa douceur, sa patience et sa résignation touchèrent tellement leurs cœurs, qu’elles s’empressèrent à l’envi de la soulager dans le service pénible qu’elle étoit obligée de faire.
Cependant le wali et ses gens, chargés des effets volés, emmenaient avec eux l’infortuné Alaeddin Aboulschamat, et le conduisaient au divan, où le calife était assis sur son trône, environné de toute sa cour. Quand le wali lui présenta son manteau royal et ses autres effets, ce prince lui demanda chez qui ils les avoient retrouvés ? « Chez Alaeddin Aboulschamat, répondit le wali. » À ces paroles, le calife irrité ayant ouvert le paquet, et ne trouvant pas le flambeau d’or, orné de pierreries , lança sur Alaeddin un regard furieux. « Malheureux, lui dit-il, qu’est devenu mon flambeau ? »
« Sire, répondit Alaeddin avec fermeté, je puis vous protester que je n’ai jamais touché aux effets qu’on m’accuse d’avoir volés, et qu’il m’est impossible de vous donner de renseignemens sur aucun d’eux. »
« Traître, lui dit le calife, c’est donc là la récompense des faveurs dont je t’ai comblé ? Je t’avois donné toute ma confiance, et tu m’as trahi ! »
Le calife commanda ensuite au wali de faire pendre Alaeddin, et de le conduire sur-le-champ au supplice.
Le wali et ses gens emmenèrent Alaeddin, et s’avancèrent vers le lieu de l’exécution, précédés d’un crieur, qui publiait dans toutes les rues par où ils passaient : « Voilà la récompense de ceux qui osent trahir les califes de la maison des abassides. » Tout le peuple de Bagdad se porta avec empressement vers la place où allait se faire l’exécution.
Cependant Ahmed Aldanaf qui chérissait Alaeddin comme son fils, ignorant ce qui se passoit, était tranquillement assis dans un de ses jardins, lorsqu’un des buvetiers du divan arriva tout hors d’haleine. « Seigneur, lui cria-t-il, tandis que vous êtes assis tranquillement ici, un précipice s’est ouvert sous les pieds de votre meilleur ami. » « Qu’y a-t-il donc de nouveau, demanda Ahmed Aldanaf surpris ? » « On conduit dans ce moment Alaeddin à la potence, répondit le buvetier. » Ahmed, s’étant informé du crime qu’on lui imputait, se tourna vers son ami le capitaine Hassan Schouman, et lui demanda, avec inquiétude, ce qu’il pensait de cette affaire ? « Seigneur, répondit celui-ci, je parierais, sur ma tête, qu’Alaeddin est innocent, et que tout Cela n’est qu’une ruse infernale de ses ennemis qui cherchaient à le faire périr. Il n’y a pas un instant à perdre pour le sauver ; et je vais, si vous voulez, vous en fournir le moyen. »
En effet, Hassan Schouman se rendit à la prison, et ordonna au geolier de lui remettre sur-le-champ un des criminels condamnés à mort, et confiés à sa garde. Par bonheur le criminel que lui remit le geolier avait un peu de la tournure d’Alaeddin. Lui ayant couvert la tête d’un voile, Ahmed Aldanaf le plaça entre lui et un de ses gardes, nommé Aly Alzibac Almisri, et se rendit en diligence au lieu où Alaeddin allait être exécuté. Ayant percé la foule, et s’étant approché très-près du bourreau, il lui marcha assez rudement sur le pied. « Seigneur, lui dit celui-ci, reculez-vous un peu, et laissez-moi la facilité de faire mon devoir. » « Malheureux, dit Ahmed Aldanaf, prends l’homme que je te présente, et exécute-le à la place d’Alaeddin Aboulschamat, qui est innocent du crime qu’on lui impute. Souviens-toi qu’Isaac fut racheté par un bélier. » Le bourreau n’osant répliquer, s’empara de l’homme qu’on lui présentait, et le pendit à la place d’Alaeddin.
Ahmed Aidanaf et Aly Alzibac Almisri emmenèrent avec eux Alaeddin, et, ayant traversé la foule sans être reconnus, se rendirent heureusement à la maison du premier. Comme Alaeddin témoignait sa reconnaissance à son bienfaiteur, celui-ci l’interrompit, et lui reprocha vivement d’avoir commis une action aussi basse. Alaeddin lui protesta qu’il était innocent du vol qu’on lui imputait, et qu’il ne savait comment ces objets s’étaient trouvés cachés chez lui.
« Pardonnez mon emportement, lui dit alors Ahmed : le trouble que votre danger m’a causé, a pu seul me dicter des reproches indignes de vous et de moi. J’avois bien pensé d’abord que tout ceci n’était qu’un stratagême abominable, l’ouvrage de la haine et de la scélératesse. Puisse l’auteur de cette perfidie être un jour puni comme il le mérite ! Quoi qu’il en soit, mon cher Alaeddin, vous ne pouvez rester maintenant à Bagdad ; car les rois ne reviennent pas volontiers sur les jugements qu’ils ont une fois portés, et il est presque impossible que celui qu’ils cherchent puisse leur échapper. J’ai dessein de vous conduire à Alexandrie : c’est un lieu sûr et de facile accès, où vous pourrez facilement vous cacher. »
« Je suis prêt à vous suivre, lui dit Alaeddin, et je m’abandonne entièrement à vous pour la conservation d’une vie que vous venez de sauver. »
Ahmed Aldanaf se tournant alors vers Hassan Schouman, lui dit : « Si le calife me demande, vous lui répondrez que je suis allé faire ma ronde dans les provinces. »
Ahmed Aldanaf et Alaeddin s’éloignèrent à l’instant même de Bagdad. À quelque distance de la ville, ils rencontrèrent deux juifs, percepteurs du calife dans cette province, qui étoient montés chacun sur une mule. Ahmed Aldanaf leur ayant demandé, d’un ton d’autorité, la recette qu’ils venoient de faire, ils refusèrent d’abord de la lui donner ; mais quand il leur eut dit qu’il étoit le receveur-général de la province, ils s’empressèrent de lui remettre chacun cent pièces d’or.
Ahmed Aldanaf craignant ensuite que les rapports que pourraient faire les deux juifs, ne compromissent sa sûreté et celle d’Alaeddin, ne crut pas devoir leur laisser la vie : il s’empara de leurs mules, monta sur l’une, et donna l’autre à Alaeddin.
Ils arrivèrent ainsi près de l’endroit où ils devaient s’embarquer, et y passèrent la nuit dans un caravansérail. Le lendemain matin, Alaeddin vendit sa mule ; et ayant confié celle d’Ahmed Aldanaf au portier de l’endroit où ils avoient couché, ils se rendirent tous deux au port d’Aïasse [10], et s’embarquèrent sur un vaisseau qui faisait voile pour Alexandrie, où ils abordèrent en peu de temps.

Notes

[10Vulgairement Laïasse, sur le golfe du même nom, autrefois le golfe d’Issus.

Le conte suivant : Histoire d’Abou Mohammed Alkeslan