- La cent quatre-vingt sixième, p2
- La cent quatre-vingt septième, p3
- La cent quatre-vingt huitième, p4
- La cent quatre-vingt neuvième, p5
- La cent quatre-vingt dixième, p6
- La cent quatre-vingt onzième, p7
- La cent quatre vingt douzième, p8
- La cent quatre-vingt treizième, p9
- La cent quatre-vingt quatorziè, p10
- La cent quatre-vingt quinzième, p11
- La deux cents deuxième nuit, p12
- La deux cents troisième (...), p13
- La deux cents quatrième (...), p14
- La deux cents cinquième (...), p15
- La deux cents sixième nuit, p16
- La deux cents septième nuit, p17
- La deux cents huitième nuit, p18
- La deux cents neuvième nuit, p19
- La deux cents dixième nuit, p20
- La deux cents onzième nuit, p21
La deux cents cinquième nuit
SIRE, dit-elle, sur la demande que le joaillier fit aux voleurs, s’ils ne pouvaient pas lui apprendre des nouvelles du jeune homme et de la jeune dame : « N’en soyez pas en peine davantage, reprirent-ils ; ils sont en lieu de sûreté, ils se portent bien. » En disant cela, ils lui montrèrent deux cabinets, et ils l’assurèrent qu’ils y étaient chacun séparément. « Ils nous ont appris, ajoutèrent-ils, qu’il n’y a que vous qui ayez connaissance de ce qui les regarde. Dès que nous l’avons su, nous avions eu pour eux tous les égards possibles à votre considération. Bien loin d’avoir usé de la moindre violence, nous leur avons fait au contraire toutes sortes de bons traitements, et personne de nous ne voudrait leur avoir fait le moindre mal. Nous vous disons la même chose. de votre personne, et vous pouvez prendre toute sorte de confiance en nous. »
Le joaillier, rassuré par ce discours, et ravi de ce que le prince de Perse et Schemselnihar avoient la vie sauve, prit le parti d’engager davantage les voleurs dans leur bonne volonté. Il les loua, il les flatta, et leur donna mille bénédictions. « Seigneurs, leur dit-il, j’avoue que je n’ai pas l’honneur de vous connaître ; mais c’est un très-grand bonheur pour moi de ne vous être pas inconnu, et je ne puis assez vous remercier du bien que cette connaissance m’a procuré de votre part. Sans parler d’une si grande action d’humanité, je vois qu’il n’y a que des gens de votre sorte capables de garder un secret si fidèlement ; qu’il n’y a pas lieu de craindre qu’il soit jamais révélé ; et s’il y a quelqu’entreprise difficile, il n’y a qu’à vous en charger ; vous savez en rendre un bon compte par votre ardeur, par votre courage, par votre intrépidité. Fondé sur des qualités qui vous appartiennent à si juste titre, je ne ferai pas difficulté de vous raconter mon histoire et celle des deux personnes que vous avez trouvées chez moi, avec toute la fidélité que vous m’avez demandée. »
Après que le joaillier eut pris ces précautions pour intéresser les voleurs dans la confidence entière de ce qu’il avait à leur révéler, qui ne pcuvoit produire qu’un bon effet, autant qu’il pou voit le juger, il leur fit, sans rien omettre, le détail des amours du prince de Perse et de Schemselnihar, depuis le commencement jusqu’au rendez-vous qu’il leur avait procuré dans sa maison.
Les voleurs furent dans un grand étonnement de toutes les particularités qu’ils venaient d’entendre. « Quoi, s’écrièrent-ils, quand le joaillier eut achevé, est-il bien possible que le jeune homme soit l’illustre Ali Ebn Becar, prince de Perse, et la jeune dame, la belle et la célèbre Schemselnihar ? « Le joaillier leur jura que rien n’était plus vrai que ce qu’il leur avait dit ; et il ajouta qu’ils ne dévoient pas trouver étrange que des personnes si distinguées eussent eu de la répugnance à se faire connaître.
Sur cette assurance, les voleurs allèrent se jeter aux pieds du prince et de Schemselnihar l’un après l’autre, et ils les supplièrent de leur pardonner, en leur protestant qu’il ne serait rien arrivé de ce qui s’était passé, s’ils eussent été informés de la qualité de leurs personnes avant de forcer la maison du joaillier. « Nous allons tâcher, ajoutèrent-ils, de réparer la faute que nous avons commise. » Ils revinrent au joaillier. « Nous sommes bien fâchés, lui dirent-ils, de ne pouvoir vous rendre tout ce qui a été enlevé chez vous, dont une partie n’est plus en notre disposition. Nous vous prions de vous contenter de l’argenterie que nous allons vous remettre entre les mains. »
Le joaillier s’estima trop heureux de la grâce qu’on lui faisait. Quand les voleurs lui eurent livré l’argenterie, ils firent venir le prince de Perse et Schemselnihar, et leur dirent de même qu’au joaillier, qu’ils allaient les ramener en un lieu d’où ils pourraient se retirer chacun chez soi ; mais qu’auparavant ils voulaient qu’ils s’engageassent par serment de ne les pas déceler. Le prince de Perse, Schemselnihar et le joaillier leur dirent qu’ils auraient pu se fier à leur parole, mais puisqu’ils le souhaitaient, qu’ils juraient solennellement de leur garder une fidélité inviolable. Aussitôt les voleurs, satisfaits de leur serment, sortirent avec eux.
Dans le chemin, le joaillier inquiet de ne pas voir la confidente ni les deux esclaves, s’approcha de Schemselnihar, et la supplia de lui apprendre ce qu’elles étaient devenues. « Je n’en sais aucune nouvelle, répondit-elle. Je ne puis vous dire autre chose, sinon qu’on nous enleva de chez vous, qu’on nous fit passer l’eau, et que nous fûmes conduits à la maison d’où nous venons. »
Schemselnihar et le joaillier n’eurent pas un plus long entretien ; ils se laissèrent conduire par les voleurs avec le prince, et ils arrivèrent au bord du fleuve. Les voleurs prirent un bateau, s’embarquèrent avec eux, et les passèrent à l’autre bord.
Dans le temps que le prince de Perse, Schemselnihar et le joaillier débarquaient, on entendit un grand bruit du guet à cheval qui accourait, et il arriva dans le moment que le bateau ne faisait que de déborder, et qu’il repassait les voleurs à toute force de rames.
Le commandant de la brigade demanda au prince, à Schemselnihar et au joaillier, d’où ils venaient si tard, et qui ils étaient. Comme ils étaient saisis de frayeur, et que d’ailleurs ils craignaient de dire quelque chose qui leur fit tort, ils demeurèrent interdits. Il fallait parler cependant ; c’est ce que fit le joaillier, qui avait l’esprit un peu plus libre. « Seigneur, répondit-il, je puis vous assurer premièrement que nous sommes d’honnêtes personnes de la ville. Les gens qui sont dans le bateau qui vient de nous débarquer, et qui repasse de l’autre côté, sont des voleurs qui forcèrent la dernière nuit la maison où nous étions. Ils la pillèrent, et nous emmenèrent chez eux, où, après les avoir pris par toutes les voies de douceur que nous avons pu imaginer, nous avons enfin obtenu notre liberté, et ils nous ont ramenés jusqu’ici. Ils nous ont même rendu une bonne partie du butin qu’ils avoient fait, que voici. « En disant cela, il montra au commandant le paquet d’argenterie qu’il portait.
Le commandant ne se contenta pas de cette réponse du joaillier ; il s’approcha de lui et du prince de Perse, et les regarda l’un après l’autre. « Dites-moi au vrai, reprit-il en s’adressant à eux, qui est cette dame, d’où vous la connaissez, et en quel quartier vous demeurez ? »
Cette demande les embarrassa fort, et ils ne savaient que répondre. Schemselnihar franchit la difficulté. Elle tira le commandant à part ; et elle ne lui eut pas plutôt parlé, qu’il mit pied à terre avec de grandes marques de respect et d’honnêteté. Il commanda aussitôt à ses gens de faire venir deux bateaux.
Quand les bateaux furent venus, le commandant fit embarquer Schemselnihar dans l’un, et le prince de Perse et le joaillier dans l’autre avec deux de ses gens dans chaque bateau, avec ordre de les accompagner chacun jusqu’où ils dévoient aller. Les deux bateaux prirent chacun une route différente. Nous ne parlerons présentement que du bateau où étaient le prince de Perse et le joaillier.
Le prince de Perse, pour épargner la peine aux conducteurs qui lui avoient été donnés et au joaillier, leur dit qu’il meneroit le joaillier chez lui, et leur nomma le quartier où il demeurait. Sur cet enseignement, les conducteurs firent aborder le bateau devant le palais du calife. Le prince de Perse et le joaillier en furent dans une grande frayeur, dont ils n’osèrent rien témoigner. Quoiqu’ils eussent entendu l’ordre que le commandant avoit donné, ils ne laissèrent pas néanmoins de s’imaginer qu’on alloit les mettre au corps-de-garde, pour être présentés au calife le lendemain.
Ce n’était pas là cependant l’intention des conducteurs. Quand ils les eurent fait débarquer, comme ils avoient à aller rejoindre leur brigade, ils les recommandèrent à un officier de la garde du calife, qui leur donna deux de ses soldats pour les conduire par terre à l’hôtel du prince de Perse qui était assez éloigné du fleuve. Ils y arrivèrent enfin, mais tellement las et fatigués, qu’à peine ils pouvaient se mouvoir.
Avec cette grande lassitude, le prince de Perse était d’ailleurs si affligé du contre-temps malheureux qui lui était arrivé à lui et à Schemselnihar, et qui lui ôtait désormais l’espérance d’une autre entrevue, qu’il s’évanouit en s’asseyant sur son sofa. Pendant que la plus grande partie de ses gens s’occupaient à le faire revenir, les autres s’assemblèrent autour du joaillier, et le prièrent de leur dire ce qui était arrivé au prince, dont l’absence les avait mis dans une inquiétude inexprimable…
Scheherazade s’interrompit à ces derniers mots, et se tut, à cause du jour dont la clarté commençait à se faire voir. Elle reprit son discours la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :