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Histoire d’Aboulhassan Ali Ebn Becar et de Schemselnihar, favorite du calife Haroun Alraschild

 La deux cents septième nuit

SIRE, nous laissâmes hier la confidente de Schemselnihar dans la mosquée, où elle racontait au joaillier ce qui lui était arrivé depuis qu’ils ne s’étaient vus, et les circonstances du retour de Schemselnihar à son palais. Elle poursuivit ainsi ;
« Je donnai, dit-elle, la main à Schemselnihar pour l’aider à mettre pied à terre. Elle avait grand besoin de ce secours, car elle ne pouvait presque se soutenir. Quand elle fut débarquée, elle me dit à l’oreille, d’un ton qui marquait son affliction, d’aller prendre une bourse de mille pièces d’or, et de la donner aux deux soldats qui l’avoient accompagnée. Je la remis entre les mains des deux esclaves pour la soutenir ; et après avoir dit aux deux soldats de m’attendre un moment, je courus prendre la bourse et je revins incessamment. Je la donnai aux deux soldats, je payai le batelier, et je fermai la porte. Je rejoignis Schemselnihar qu’elle n’était pas encore arrivée à sa chambre. Nous ne perdîmes pas de temps, nous la déshabillâmes et nous la mîmes dans son lit, où elle ne fut pas plutôt, qu’elle demeura comme prête à rendre l’âme tout le reste de la nuit. Le jour suivant, ses autres femmes témoignèrent un grand empressement de la voir ; mais je leur dis qu’elle était revenue extrêmement fatiguée, et qu’elle avait besoin de repos pour se remettre. Nous lui donnâmes cependant, les deux autres femmes et moi, tous les secours que nous pûmes imaginer, et qu’elle pouvait attendre de notre zèle. Elle s’obstina d’abord à ne vouloir rien prendre, et nous eussions désespéré de sa vie, si nous ne nous fussions aperçu que le vin que nous lui donnions de temps en temps, lui faisait reprendre des forces. À force de prières enfin, nous vainquîmes son opiniâtreté, et nous l’obligeâmes à manger. Lorsque je vis qu’elle était en état de parler (car elle n’avait fait que pleurer, gémir et soupirer jusqu’alors), je lui demandai en grâce de vouloir bien me dire par quel bonheur elle avait échappé des mains des voleurs : « Pourquoi exigez-vous de moi, me dit-elle avec un profond soupir, que je renouvelle un si grand sujet d’affliction ? Plût à Dieu que les voleurs m’eussent ôté la vie, au lieu de me la conserver, mes maux seraient finis, et je ne vis que pour souffrir davantage ! »
« Madame, repris-je, je vous supplie de ne me pas refuser. Vous n’ignorez pas que les malheureux ont quelque sorte de consolation à raconter leurs aventures les plus fâcheuses. Ce que je vous demande, vous soulagera, si vous avez la bonté de me l’accorder.
« Écoutez donc, me dit-elle, la chose la plus désolante qui puisse arriver à une personne aussi passionnée que moi, qui croyais n’avoir plus rien à désirer. Quand je vis entrer les voleurs le sabre et le poignard à la main, je crus que nous étions au dernier moment de notre vie, le prince de Perse et moi ; et je ne regrettais pas ma mort, dans la pensée que je devais mourir avec lui. Au lieu de se jeter sur nous pour nous percer le cœur, comme je m’y attendais, deux furent commandés pour nous garder ; et les autres, cependant, firent des ballots de tout ce qu’il y avait dans la chambre et dans les pièces à côté. Quand ils eurent achevé, et qu’ils eurent chargé les ballots sur leurs épaules, ils sortirent, et nous emmenèrent avec eux.
« Dans le chemin, un de ceux qui nous accompagnaient, me demanda qui j’étais ; et je lui dis que j’étais danseuse. Il fit la même demande au prince, qui répondit qu’il était bourgeois.
« Lorsque nous fûmes chez eux, où nous eûmes de nouvelles frayeurs, ils s’assemblèrent autour de moi ; et après avoir considéré mon habillement et les riches joyaux dont j’étais parée, ils se doutèrent que j’avois déguisé ma qualité. « Une danseuse n’est pas faite comme vous, me dirent-ils. Dites-nous au vrai qui vous êtes ? »
« Comme ils virent que je ne répondais rien : « Et vous, demandèrent-ils au prince de Perse, qui êtes-vous aussi ? Nous voyons bien que vous n’êtes pas un simple bourgeois comme vous l’avez dit. » Il ne les satisfit pas plus que moi sur ce qu’ils désiraient de savoir. Il leur dit seulement qu’il était venu voir le joaillier qu’il nomma, et se divertir avec lui, et que la maison où ils nous avoient trouvés lui appartenait.
« Je connais ce joaillier, dit aussitôt un des voleurs, qui paraissait avoir de l’autorité parmi eux ; je lui ai quelqu’obligation sans qu’il en sache rien, et je sais qu’il a une autre maison ; je me charge de le faire venir demain. Nous ne vous relâcherons pas, continua-t-il, que nous ne sachions par lui qui vous êtes. Il ne vous sera fait cependant aucun tort. « 
« Le joaillier fut amené le lendemain ; et comme il crut nous obliger, comme il le fit en effet, il déclara aux voleurs qui nous étions véritablement, Les voleurs vinrent me demander pardon, et je crois qu’ils en usèrent de même envers le prince de Perse, qui était dans un autre endroit, et ils me protestèrent qu’ils n’auraient pas forcé la maison où ils nous avoient trouvés, s’ils eussent su qu’elle appartenait au joaillier. Ils nous prirent aussitôt, le prince de Perse, le joaillier et moi, et ils nous amenèrent jusqu’au bord du fleuve ; ils nous firent embarquer dans un bateau qui nous passa de ce côté ; mais nous ne fûmes pas plutôt débarqués, qu’une brigade du guet à cheval vint à nous.
« Je pris le commandant à part, je me nommai, et lui dis que le soir précédent, en revenant de chez une amie, les voleurs qui repassaient de leur côté, m’avoient arrêtée et emmenée chez eux ; que je leur avois dit qui j’étais, et qu’en me relâchant ils avoient fait la même grâce, à ma considération, aux deux personnes qu’il voyait, après que je les eus assurés qu’ils étaient de ma connaissance. Il mit aussitôt pied à terre pour me faire honneur ; et après qu’il m’eut témoigné la joie qu’il a voit de pouvoir m’obliger en quelque chose, il fit venir deux bateaux, et me fit embarquer dans l’un avec deux de ses gens que vous avez vus qui m’ont escortée jusqu’ici. Pour ce qui est du prince de Perse et du joaillier, il les renvoya dans l’autre, aussi avec deux de ses gens pour les accompagner et les conduire en sûreté jusque chez eux.
« J’ai confiance, ajouta-t-elle, en finissant et en fondant en larmes, qu’il ne leur sera point arrivé de mal depuis notre séparation, et je ne doute pas que la douleur du prince ne soit égale à la mienne. Le joaillier qui nous a obligés avec tant d’affection, mérite d’être récompensé de la perte qu’il a faite pour l’amour de nous. Ne manquez pas demain au matin de prendre deux bourses de mille pièces d’or chacune, de les lui porter de ma part, et de lui demander des nouvelles du prince de Perse. »
« Quand ma bonne maîtresse eut achevé, je tâchai, sur le dernier ordre qu’elle venait de me donner, de m’informer des nouvelles du prince de Perse, de lui persuader de faire des efforts pour se surmonter elle-même, après le danger qu’elle venait d’essuyer, et dont elle n’avait échappé que par un miracle. « Ne me répliquez pas, reprit-elle, et faites ce que je vous demande. »
« Je fus contrainte de me taire, et je suis venue pour lui obéir ; j’ai été chez vous où je ne vous ai pas trouvé ; et dans l’incertitude si je vous trouverais où l’on m’a dit que vous pouviez être, j’ai été sur le point d’aller chez le prince de Perse ; mais je n’ai osé l’entreprendre. J’ai laissé les deux bourses en passant chez une personne de connaissance : attendez-moi ici, je ne mettrai pas de temps à les apporter…
Scheherazade s’aperçut que le jour paraissait, et se tut après ces dernières paroles. Elle continua le même conte la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

Le conte suivant : Suite de l’histoire de la princesse de la Chine