- La cent quatre-vingt sixième, p2
- La cent quatre-vingt septième, p3
- La cent quatre-vingt huitième, p4
- La cent quatre-vingt neuvième, p5
- La cent quatre-vingt dixième, p6
- La cent quatre-vingt onzième, p7
- La cent quatre vingt douzième, p8
- La cent quatre-vingt treizième, p9
- La cent quatre-vingt quatorziè, p10
- La cent quatre-vingt quinzième, p11
- La deux cents deuxième nuit, p12
- La deux cents troisième (...), p13
- La deux cents quatrième (...), p14
- La deux cents cinquième (...), p15
- La deux cents sixième nuit, p16
- La deux cents septième nuit, p17
- La deux cents huitième nuit, p18
- La deux cents neuvième nuit, p19
- La deux cents dixième nuit, p20
- La deux cents onzième nuit, p21
La cent quatre-vingt onzième nuit
SIRE, poursuivit-elle, l’esclave confidente de Schemselnihar s’étant retirée, le prince de Perse et Ebn Thaher oublièrent qu’elle venait de les assurer qu’ils n’avoient rien à craindre. Ils examinèrent toute la galerie, et ils furent saisis d’une frayeur extrême, lorsqu’ils connurent qu’il n’y avait pas un seul endroit par où ils pussent s’échapper, au cas que le calife ou quelques-uns de ses officiers s’avisassent d’y venir.
Une grande clarté qu’ils virent tout-à-coup du côté du jardin au travers des jalousies, les obligea de s’en approcher pour voir d’où elle venait. Elle était causée par cent flambeaux de cire blanche, qu’autant de jeunes eunuques noirs portaient à la main. Ces eunuques étaient suivis de plus de cent autres plus âgés, tous de la garde des dames du palais du calife, habillés et armés d’un sabre, de même que ceux dont j’ai déjà parlé ; et le calife marchait après eux entre Mesrour, leur chef, qu’il avait à sa droite, et Vassif, leur second officier, qu’il avait à sa gauche.
Schemselnihar attendait le calife à l’entrée d’une allée, accompagnée de vingt femmes toutes d’une beauté surprenante, et ornées de colliers et de pendants d’oreilles de gros diamants et d’autres, dont elles avoient la tête toute couverte. Elles chantaient au son de leurs instruments, et formaient un concert charmant. La favorite ne vit pas plutôt paraître ce prince, qu’elle s’avança et se prosterna à ses pieds. Mais faisant cette action : « Prince de Perse, dit-elle en elle-même, si vos tristes yeux sont témoins de ce que je fais, jugez de la rigueur de mon sort. C’est devant vous que je voudrais m’humilier ainsi. Mon cœur n’y sentirait aucune répugnance. »
Le calife fut ravi de voir Schemselnihar. « Levez-vous, madame, lui dit-il, approchez-vous. Je me sais mauvais gré à moi-même de mètre privé si longtemps du plaisir de vous voir. En achevant ces paroles, il la prit par la main ; et sans cesser de lui dire des choses obligeantes, il alla s’asseoir sur le trône d’argent que Schemselnihar lui avait fait apporter. Cette dame s’assit sur un siège devant lui, et les vingt femmes formèrent un cercle autour d’eux sur d’autres sièges, pendant que les jeunes eunuques qui tenaient les flambeaux, se dispersèrent dans le jardin à certaine distance les uns des autres, afin que le calife jouit du frais de la soirée plus commodément.
Lorsque le calife fut assis, il regarda autour de lui, et vit avec une grande satisfaction tout le jardin illuminé d’une infinité d’autres lumières que les flambeaux que tenaient les jeunes eunuques. Mais il prit garde que le salon était fermé ; il s’en étonna, et en demanda la raison. On l’avait fait exprès pour le surprendre. En effet, il n’eut pas plutôt parlé, que les fenêtres s’ouvrirent toutes à la fois, et qu’il le vit illuminé au dehors et en dedans d’une manière bien mieux entendue qu’il ne l’avoit vu auparavant. « Charmante Schemselnihar, s’écria-t-il à ce spectacle, je vous entends. Vous avez voulu me faire connaître qu’il y a d’aussi belles nuits que les plus beaux jours. Après ce que je vois, je n’en puis disconvenir. »
Revenons au prince de Perse et à Ebn Thaher que nous avons laissés dans la galerie. Ebn Thaher ne pouvait assez admirer tout ce qui s’offrait à sa vue. « Je ne suis pas jeune, dit-il, et j’ai vu de grandes fêtes en ma vie ; mais je ne crois pas que l’on puisse rien voir de si surprenant, ni qui marque plus de grandeur. Tout ce qu’on nous dit des palais enchantés, n’approche pas du prodigieux spectacle que nous avons devant les yeux. Que de richesse et de magnificence à la fois ! »
Le prince de Perse n’étoit pas touché de tous ces objets éclatans qui faisaient tant de plaisir à Ebn Thaher. Il n’avoit des yeux que pour regarder Schemselnihar, et la présence du calife le plongeoit dans une affliction inconcevable. « Cher Ebn Thaher, dit-il, plût à Dieu que j’eusse l’esprit assez libre pour ne m’arrêter, comme vous, qu’à ce qui devrait me causer de l’admiration ! Mais, hélas, je suis dans un état bien différent ! Tous ces objets ne servent qu’à augmenter mon tourment. Puis-je voir le calife tète à tête avec ce que j’aime, et ne pas mourir de désespoir ? Faut-il qu’un amour aussi tendre que le mien soit troublé par un rival si puissant ! Ciel, que mon destin est bizarre et cruel ! Il n’y a qu’un moment que je m’estimais l’amant du monde le plus fortuné, et dans cet instant je me sens frapper le cœur d’un coup qui me donne la mort. Je n’y puis résister, mon cher Ebn Thaher ; ma patience est à bout ; mon mal m’accable, et mon courage y succombe. » En prononçant ces derniers mots, il vit qu’il se passait quelque chose dans le jardin qui l’obligea de garder le silence, et d’y prêter son attention.
En effet, le calife avait ordonné à une des femmes qui étaient près de lui, de chanter sur son luth ; et elle commençait à chanter. Les paroles qu’elle chanta étaient fort passionnées ; et le calife persuadé qu’elle les chantait par ordre de Schemselnihar qui lui avait donné souvent de pareils témoignages de tendresse, les expliqua en sa faveur. Mais ce n’était pas l’intention de Schemselnihar pour cette fois. Elle les appliquait à son cher Ali Ebn Becar, et elle se laissa pénétrer d’une si vive douleur d’avoir devant elle un objet dont elle ne pouvait plus soutenir la présence, qu’elle s’évanouit. Elle se renversa sur le dos de sa chaise qui n’avait pas de bras d’appui, et elle serait tombée, si quelques-unes de ses femmes ne l’eussent promptement secourue. Elles l’enlevèrent et l’emportèrent dans le salon.
Ebn Thaher, qui était dans la galerie, surpris de cet accident, tourna la tête du côté du prince de Perse, et au lieu de le voir appuyé contre la jalousie pour regarder comme lui, il fut extrêmement étonné de le voir étendu à ses pieds sans mouvement. Il jugea par-là delà force de l’amour dont ce prince était épris pour Schemselnihar ; et il admira cet étrange effet de sympathie, qui lui causa une peine mortelle à cause du lieu où ils se trouvaient. Il fit cependant tout ce qu’il put pour faire revenir le prince, mais ce fut inutilement. Ehn Thaher était dans cet embarras, lorsque la confidente de Schemselnihar vint ouvrir la porte de la galerie, et entra hors d’haleine et comme une personne qui ne savait plus où elle en était. « Venez promptement, s’écria-t-elle, que je vous fasse sortir. Tout est ici en confusion, et je crois que voici le dernier de nos jours. » Hé comment voulez-vous que nous partions, répondit Ebn Thaher d’un ton qui marquait sa tristesse ? Approchez de grâce, et voyez en quel état est le prince de Perse ! » Quand l’esclave le vit évanoui, elle courut chercher de l’eau, sans perdre le temps à discourir, et revint en peu de moments.
Enfin le prince de Perse, après qu’on lui eut jeté de l’eau sur le visage, reprit ses esprits : « Prince, lui dit alors Ebn Thaher, nous courons risque de périr ici vous et moi, si nous y restons davantage ; faites donc un effort, et sauvons-nous au plus vite. » Il était si faible qu’il ne put se lever lui seul. Ebn Thaher et la confidente lui donnèrent la main, et le soutenant des deux côtés, ils allèrent jusqu’à une petite porte de fer qui s’ouvrait sur le Tigre. Ils sortirent par là, et s’avancèrent jusque sur le bord d’un petit canal qui communiquait au fleuve. La confidente frappa des mains, et aussitôt un petit bateau parut et vint à eux avec un seul rameur. Ali Ebn Becar et son compagnon s’embarquèrent, et l’esclave confidente demeura sur le bord du canal. D’abord que le prince se fut assis dans le bateau, il étendit une main du côté du palais, et mettant l’autre sur son cœur : « Cher objet de mon âme, s’écria-t-il d’une voix faible, recevez ma foi de cette main, pendant que je vous assure de celle-ci que mon cœur conservera éternellement le feu dont il brûle pour vous…
En cet endroit Scheherazade s’aperçut qu’il était jour. Elle se tut, et la nuit suivante elle reprit la parole dans ces termes :