- La cent quatre-vingt sixième, p2
- La cent quatre-vingt septième, p3
- La cent quatre-vingt huitième, p4
- La cent quatre-vingt neuvième, p5
- La cent quatre-vingt dixième, p6
- La cent quatre-vingt onzième, p7
- La cent quatre vingt douzième, p8
- La cent quatre-vingt treizième, p9
- La cent quatre-vingt quatorziè, p10
- La cent quatre-vingt quinzième, p11
- La deux cents deuxième nuit, p12
- La deux cents troisième (...), p13
- La deux cents quatrième (...), p14
- La deux cents cinquième (...), p15
- La deux cents sixième nuit, p16
- La deux cents septième nuit, p17
- La deux cents huitième nuit, p18
- La deux cents neuvième nuit, p19
- La deux cents dixième nuit, p20
- La deux cents onzième nuit, p21
La cent quatre-vingt huitième nuit
SCHEMSELNIHAR se mit donc au milieu des dix femmes qui l’avoient attendue à la porte. Il était aisé de la distinguer autant par sa taille et par son air majestueux, que par une espèce de manteau, d’une étoffe fort légère, or et bleu céleste, qu’elle portait attaché sur ses épaules, par-dessus son habillement, qui était le plus propre, le mieux entendu et le plus magnifique que l’on puisse imaginer. Les perles, les diamants et les rubis qui lui servaient d’ornement, n’étaient pas en confusion : le tout était en petit nombre, mais bien choisi et d’un prix inestimable. Elle s’avança avec une majesté qui ne représentait pas mal le soleil dans sa course au milieu des nuages qui reçoivent sa splendeur sans en cacher l’éclat, et vint s’asseoir sur le trône d’argent qui avait été apporté pour elle.
Dès que le prince de Perse aperçut Schemselnihar, il n’eut plus d’yeux que pour elle : « On ne demande plus de nouvelles de ce que l’on cherchait, dit-il à Ebn Thaher, d’abord qu’on le voit, et l’on n’a plus de doute sitôt que la vérité se manifeste. Voyez-vous cette charmante beauté ? C’est l’origine de mes maux : maux que je bénis, et que je ne cesserai de bénir, quelque rigoureux et de quelque durée qu’ils puissent être ! À cet objet, je ne me possède plus moi-même ; mon âme se trouble, se révolte, je sens qu’elle veut m’abandonner. Pars donc, ô mon âme, je te le permets ! Mais que ce soit pour le bien et la conservation de ce faible corps. C’est vous, trop cruel Ebn Thaher, qui est cause de ce désordre : vous avez cru me faire un grand plaisir de m’amener ici ; et je vois que j’y suis venu pour achever de me perdre. Pardonnez-moi, continua-t-il en se reprenant, je me trompe, j’ai bien voulu venir, et je ne puis me plaindre que de moi-même. » Il fondit en larmes en achevant ces paroles. « Je suis bien aise, lui dit Ebn Thaher, que vous me rendiez justice. Quand je vous ai appris que Schemselnihar était la première favorite du calife, je l’ai fait exprès pour prévenir cette passion funeste que vous vous plaisez à nourrir dans votre cœur. Tout ce que vous voyez ici, doit vous en dégager, et vous ne devez conserver que des sentiments de reconnaissance de l’honneur que Schemselnihar a bien voulu vous faire en m’ordonnant de vous amener avec moi. Rappelez donc votre raison égarée, et vous mettez en état de paraître devant elle, comme la bienséance le demande. La voilà qui approche. Si c’était à recommencer, je prendrais d’autres mesures ; mais puisque la chose est faite, je prie Dieu que nous ne nous en repentions pas. Ce que j’ai encore à vous représenter, ajouta-t-il, c’est que l’amour est un traître qui peut vous jeter dans un précipice d’où vous ne vous tirerez jamais. »
Ebn Thaher n’eut pas le temps d’en dire davantage, parce que Schemselnihar arriva. Elle se plaça sur son trône et les salua tous deux par une inclination de tête. Mais elle arrêta ses yeux sur le prince de Perse, et ils se parlèrent l’un et l’autre un langage muet entremêlé de soupirs, par lequel en peu de moments ils se dirent plus de choses qu’ils n’en auraient pu se dire en beaucoup de temps. Plus Schemselnihar regardoit le prince, plus elle trouvait dans ses regards de quoi se confirmer dans la pensée qu’il ne lui était pas indifférent ; et Schemselnihar déjà persuadée de la passion du prince, s’estimait la plus heureuse personne du monde. Elle détourna enfin les jeux de dessus lui pour commander que les premières femmes qui avoient commencé de chanter, s’approchassent. Elles se levèrent ; et pendant qu’elles s’avançaient, les femmes noires qui sortirent de l’allée où elles étaient, apportèrent leurs sièges et les placèrent près de la fenêtre de l’avance du dôme où étaient Ebn Thaher et le prince de Perse ; de manière que les sièges ainsi disposés avec le trône de la favorite et les femmes qu’elle avait à ses côtés, formèrent un demi-cercle devant eux.
Lorsque les femmes qui étaient assises auparavant sur ces sièges, eurent repris chacune leur place avec la permission de Schemselnihar qui le leur ordonna par un signe, cette charmante favorite choisit une de ses femmes pour chanter. Cette femme, après avoir employé quelques momens à mettre son luth d’accord, chanta une chanson dont le sens étoit : Que deux amans qui s’aimoient parfaitement, avoient l’un pour l’autre une tendresse sans bornes ; que leurs cœurs en deux corps différens n’en faisoient qu’un, et que lorsque quelqu’obstacle s’opposoit à leurs désirs, ils pouvoient se dire les larmes aux yeux : « Si nous nous aimons, parce que nous nous trouvons aimables, doit-on s’en prendre à nous ? Qu’on s’en prenne a la destinée ! »
Schemselnihar laissa si bien connoître dans ses yeux et par ses gestes, que ces paroles devoient s’appliquer à elle et au prince de Perse, qu’il ne put se contenir. Il se leva à demi, et s’avançant par-dessus le balustre qui lui servoit d’appui, il obligea une des compagnes de la femme qui venoit de chanter de prendre garde à son action. Comme elle étoit près de lui : « Écoutez-moi, lui dit-il, et me faites la grâce d’accompagner de votre luth la chanson que vous allez entendre. « Alors il chanta un air dont les paroles tendres et passionnées exprimoient parfaitement la violence de son amour. D’abord qu’il eut achevé, Schemselnihar suivant son exemple, dit à une de ses femmes : « Écoutez-moi aussi, et accompagnez ma voix. » En même temps, elle chanta d’une manière qui ne fit qu’embraser davantage le cœur du prince de Perse, qui ne lui répondit que par un nouvel air encore plus passionné que celui qu’il avoit déjà chanté.
Ces deux amants s’étant déclaré par leurs chansons leur tendresse mutuelle, Schemselnihar céda à la force de la sienne. Elle se leva de dessus son trône, tout hors d’elle-même, et s’avança vers la porte du salon. Le prince qui connut son dessein, se leva aussitôt et alla au-devant d’elle avec précipitation. Ils se rencontrèrent sous la porte, où ils se donnèrent la main, et s’embrassèrent avec tant de plaisir qu’ils s’évanouirent. Ils seroient tombés, si les femmes qui avoient suivi Schemselnihar, ne les en eussent empêchés. Elles les soutinrent et les transportèrent sur un sofa où elles les firent revenir à force de leur jeter de l’eau de senteur au visage, et de leur faire sentir plusieurs sortes d’odeurs.
Quand ils eurent repris leurs esprits, la première chose que fit Schemselnihar, fut de regarder de tous côtés ; et comme elle ne vit pas Ebn Thaher, elle demanda avec empressement où il étoit. Ebn Thaher s’étoit écarté par respect, tandis que les femmes étoient occupées à soulager leur maîtresse, et craignoit en lui-même avec raison quelque suite fâcheuse de ce qu’il venoit de voir. Dès qu’il eut ouï que Schemselnihar le demandoit, il s’avança et se présenta devant elle…
La sultane Scheherazade cessa de parler en cet endroit, à cause du jour qui paraissait. La nuit suivante elle poursuivit de cette manière :