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Histoire d’Aboulhassan Ali Ebn Becar et de Schemselnihar, favorite du calife Haroun Alraschild

 La cent quatre-vingt neuvième nuit

SCHEMSELNIHAR fut bien aise de voir Ebn Thaher. Elle lui témoigna sa joie dans ces termes obligeants : « Ebn Thaher, je ne sais comment je pourrai reconnaître les obligations infinies que je vous ai. Sans vous je n’aurais jamais connu le prince de Perse, ni aimé ce qu’il y a au monde de plus aimable. Soyez persuadé pourtant que je ne mourrai pas ingrate, et que ma reconnaissance, s’il est possible, égalera le bienfait dont je vous suis redevable. » Ebn Thaher ne répondit à ce compliment que par une profonde inclination, et qu’en souhaitant à la favorite l’accomplissement de tout ce qu’elle pouvait désirer.
Schemselnihar se tourna du côté du prince de Perse qui était assis auprès d’elle, et le regardant avec quelque sorte de confusion, après ce qui s’était passé entr’eux : « Seigneur, lui dit-elle, je suis bien assurée que vous m’aimez ; et de quelqu’ardeur que vous m’aimiez, vous ne pouvez douter que mon amour ne soit aussi violent que le vôtre. Mais ne nous flattons point : quelque conformité qu’il y ait entre vos sentiments et les miens, je ne vois et pour vous et pour moi, que des peines, que des impatiences, que des chagrins mortels. Il n’y a pas d’autre remède à nos maux que de nous aimer toujours, de nous en remettre à la volonté du ciel, et d’attendre ce qu’il lui plaira d’ordonner de notre destinée. » « Madame, lui répondit le prince de Perse, vous me feriez la plus grande injustice du monde, si vous doutiez un seul moment de la durée de mon amour. Il est uni à mon âme de manière que je puis dire qu’il en fait la meilleure partie, et que je le conserverai après ma mort. Peines, tourment, obstacles, rien ne sera capable de m’empêcher de vous aimer. » En achevant ces mots, il laissa couler des larmes en abondance, et Schemselnihar ne put retenir les siennes.
Ebn Tiiaher prit ce temps-là pour parler à la favorite. « Madame, lui dit-il, permettez-moi de vous représenter qu’au lieu de fondre en pleurs, vous devriez avoir de la joie de vous voir ensemble. Je ne comprends rien à votre douleur. Que sera-ce donc, lorsque la nécessité vous obligera de vous séparer ? Mais, que dis-je, vous obligera ? Il y a long-temps que nous sommes ici ; et vous savez, madame, qu’il est temps que nous nous retirions. » « Ah, que vous êtes cruel, repartit Schemselnihar ! Vous qui connaissez la cause de mes larmes, n’auriez-vous pas pitié du malheureux état où vous me voyez ? Triste fatalité ! Qu’ai-je commis pour être soumise à la dure loi de ne pouvoir jouir de ce que j’aime uniquement ? »
Comme elle était persuadée qu’Ebn Thaher ne lui avait parlé que par amitié, elle ne lui sut pas mauvais gré de ce qu’il lui avait dit ; elle en profita même. En effet, elle fit un signe à l’esclave sa confidente, qui sortit aussitôt, et apporta peu de temps après une collation de fruits sur une petite table d’argent qu’elle posa entre sa maîtresse et le prince de Perse. Schemselnihar choisit ce qu’il y avait de meilleur, et le présenta au prince, en le priant de manger pour l’amour d’elle. Il le prit et le porta à sa bouche par l’endroit qu’elle avait touché. Il présenta à son tour quelque chose à Schemselnihar qui le prit aussi et le mangea de la même manière. Elle n’oublia pas d’inviter Ebn Thaher à manger avec eux ; mais se voyant dans un lieu où il ne se croyait pas en sûreté, il aurait mieux aimé être chez lui, et il ne mangea que par complaisance. Après qu’on eut desservi, on apporta un bassin d’argent avec de l’eau dans un vase d’or, et ils se lavèrent les mains ensemble. Ils se remirent ensuite à leur place ; et alors trois des dix femmes noires apportèrent chacune une tasse de cristal de roche pleine d’un vin exquis, sur une soucoupe d’or qu’elles posèrent devant Schemselnihar, le prince de Perse et Ebn Thaher.
Pour être plus en particulier, Schemselnihar retint seulement auprès d’elle les dix femmes noires avec dix autres qui savaient chanter et jouer des instruments ; et après qu’elle eut renvoyé tout le reste, elle prit une des tasses, et la tenant à la main, elle chanta des paroles tendres qu’une des femmes accompagna de son luth. Lorsqu’elle eut achevé, elle but ; ensuite elle prit une des deux autres tasses, et la présenta au prince en le priant de boire pour l’amour d’elle, de même qu’elle venait de boire pour l’amour de lui. Il la reçut avec des transports d’amour et de joie ; mais avant que de boire, il chanta à son tour une chanson qu’une autre femme accompagna d’un instrument, et en chantant, les pleurs lui coulèrent des yeux abondamment ; aussi lui marqua-t-il par les paroles qu’il chantait, qu’il ne savait si c’était le vin qu’elle lui avait présenté qu’il allait boire, ou ses propres larmes. Schemselnihar présenta enfin la troisième tasse à Ebn Thaher, qui la remercia de sa bonté, et de l’honneur qu’elle lui faisait.
Après cela, elle prit un luth des mains d’une de ses femmes et l’accompagna de sa voix d’une manière si passionnée, qu’il semblait qu’elle ne se possédait pas ; et le prince de Perse, les yeux attachés sur elle, demeura immobile comme s’il eût été enchanté. Sur ces entrefaites l’esclave confidente arriva tout émue, et s’adressant à sa maîtresse : « Madame, lui dit-elle, Mesrour et deux autres officiers avec plusieurs eunuques qui les accompagnent, sont à la porte et demandent à vous parler de la part du calife. » Quand le prince de Perse et Ebn Thaher eurent entendu ces paroles, ils changèrent de couleur et commencèrent à trembler comme si leur perte eût été assurée. Mais Schemselnihar qui s’en aperçut, les rassura par un soupir…
La clarté du jour qui paraissait, obligea Scheherazade d’interrompre là sa narration. Elle la reprit le lendemain de cette sorte :

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