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Histoire d’Aboulhassan Ali Ebn Becar et de Schemselnihar, favorite du calife Haroun Alraschild

 La cent quatre-vingt sixième nuit

SIRE, le prince de Perse, éperdument amoureux de la dame, la conduisit des yeux tant qu’il put la voir, et il y avait déjà longtemps qu’il ne la voyait plus, qu’il avait encore la vue tournée du côté qu’elle avait pris. Ebn Thaher l’avertit qu’il remarquait que quelques personnes l’observaient, et commençaient à rire de le voir en cette attitude. « Hélas, lui dit le prince, le monde et vous auriez compassion de moi, si vous saviez que la belle dame qui vient de sortir de chez vous, emporte avec elle la meilleure partie de moi-même, et que le reste cherche à n’en pas demeurer séparé ! Apprenez-moi, je vous en conjure, ajouta-t-il, quelle est cette dame tyrannique qui force les gens à l’aimer sans leur donner le temps de se consulter ? » « Seigneur, lui répondit Ebn Thaher, c’est la fameuse Schemselnihar [1], la première favorite du calife notre maître. » « Elle est ainsi nommée avec justice, interrompit le prince, puisqu’elle est plus belle que le soleil dans un jour sans nuage. » « Cela est vrai, répliqua Ebn Thaher : aussi le Commandeur des croyants l’aime, ou plutôt l’adore. Il m’a commandé très-expressément de lui fournir tout ce qu’elle me demandera, et même de la prévenir, autant qu’il me sera possible, en tout ce qu’elle pourra désirer. »
Il lui parlait de la sorte afin d’empêcher qu’il ne s’engageât dans un amour qui ne pouvait être que malheureux ; mais cela ne servit qu’à l’enflammer davantage. « Je m’étais bien douté, charmante Schemselnihar, s’écria-t-il, qu’il ne me serait pas permis d’élever jusqu’à vous ma pensée. Je sens bien toutefois, quoique sans espérance d’être aimé de vous, qu’il ne sera pas en mon pouvoir de cesser de vous aimer. Je vous aimerai donc, et je bénirai mon sort d’être l’esclave de l’objet le plus beau que le soleil éclaire. »
Pendant que le prince de Perse consacrait ainsi son cœur à la belle Schemselnihar, cette dame, en s’en retournant chez elle, songeait aux moyens de voir le prince, et de s’entretenir en liberté avec lui. Elle ne fut pas plutôt rentrée dans son palais, qu’elle envoya à Ehn Thaher celle de ses femmes qu’elle lui avait montrée, et à qui elle avait donné toute sa confiance, pour lui dire de la venir voir, sans différer, avec le prince de Perse. L’esclave arriva à la boutique d’Ebn Thaher dans le temps qu’il parlait encore au prince, et qu’il s’efforçait de le dissuader, par les raisons les plus fortes, d’aimer la favorite du calife. Comme elle les vit ensemble : « Seigneurs, leur dit-elle, mon honorable maîtresse Schemselnihar, la première favorite du Commandeur des croyants, vous prie de venir à son palais où elle vous attend. « Ebn Thaher, pour marquer combien il était prompt à obéir, se leva aussitôt sans rien répondre à l’esclave, et s’avança pour la suivre, non sans quelque répugnance. Pour le prince, il la suivit sans faire réflexion au péril qu’il y avait dans cette visite. La présence d’Ebn Thaher, qui avait l’entrée chez la favorite, le mettait là-dessus hors d’inquiétude. Ils suivirent donc l’esclave qui marchait un peu devant eux. Ils entrèrent après elle dans le palais du calife, et la joignirent à la porte du petit palais de Schemselnihar, qui était déjà ouverte. Elle les introduisitdansune grande salle, où elle les pria de s’asseoir.
Le prince de Perse se crut dans un de ces palais délicieux qu’on nous promet dans l’autre monde. Il n’avait encore rien vu qui approchât de la magnificence du lieu où il se trouvait. Les tapis de pied, les coussins d’appui et les autres accompagnements du sofa, avec les ameublements, les ornements et l’architecture, étaient d’une beauté et d’une richesse surprenante. Peu de temps après qu’ils se furent assis, Ebn Thaher et lui, une esclave noire, fort propre, leur servit une table couverte de plusieurs mets très-délicats, dont l’odeur admirable faisait juger de la finesse des assaisonnements. Pendant qu’ils mangèrent, l’esclave qui les avait amenés, ne les abandonna point : elle prit un grand soin de les inviter à manger des ragoûts qu’elle connaissait pour les meilleurs ; d’autres esclaves leur versèrent d’excellent vin sur la fin du repas. Ils achevèrent enfin, et on leur présenta à chacun séparément un bassin et un beau vase d’or plein d’eau pour se laver les mains ; après quoi on leur apporta le parfum d’aloës dans une cassolette portative qui était aussi d’or, dont ils se parfumèrent la barbe et l’habillement. L’eau de senteur ne fut pas oubliée : elle était dans un vase d’or enrichi de diamants et de rubis, fait exprès pour cet usage, et elle leur fut jetée dans l’une et dans l’autre main, qu’ils se passèrent sur la barbe et sur tout le visage, selon la coutume. Ils se mirent à leur place ; mais ils étaient à peine assis, que l’esclave les pria de se lever et de la suivre. Elle leur ouvrit une porte de la salle où ils étaient, et ils entrèrent dans un vaste salon d’une structure merveilleuse. C’était un dôme d’une figure des plus agréables, soutenu par cent colonnes d’un beau marbre blanc comme de l’albâtre. Les bases et les chapiteaux de ces colonnes étaient ornés d’animaux à quatre pieds, et d’oiseaux dorés de différentes espèces. Le tapis de pied de ce salon extraordinaire, composé d’une seule pièce à fond d’or, rehaussé de bouquets de rose de soie rouge et blanche, et le dôme peint de même à l’arabesque, offraient à la vue un objet des plus charmants. Entre chaque colonne, il y avait un petit sofa garni de la même sorte, avec de grands vases de porcelaine, de cristal, de jaspe, de jais, de porphire, d’agate, et d’autres matières précieuses, garnis d’or et de pierreries. Les espaces qui étaient entre les colonnes, étaient autant de grandes fenêtres avec des avances à hauteur d’appui, garnies de même que les sofas, qui avoient vue sur un jardin le plus agréable du monde. Ses allées étaient de petits cailloux de différentes couleurs, qui représentaient le tapis de pied, du salon en dôme ; de manière qu’en regardant le tapis en dedans et en dehors, il semblait que le dôme et le jardin, avec tous les agréments, fussent sur le même tapis. La vue était terminée à l’entour, le long des allées, par deux canaux d’eau claire comme de l’eau de roche, qui gardaient la même figure circulaire que le dôme, et dont l’un plus élevé que l’autre, laissait tomber son eau en nappe dans le dernier ; et de beaux vases de bronze dorés, garnis l’un après l’autre d’arbrisseaux et de fleurs, étaient posés sur celui-ci d’espace en espace. Ces allées faisaient une séparation entre de grands espaces plantés d’arbres droits et touffus, où mille oiseaux formaient un concert mélodieux, et divertissaient la vue par leurs vols divers, et par les combats tantôt innocents et tantôt sanglants qu’ils se livraient dans l’air.
Le prince de Perse et Ebn Thaher s’arrêtèrent longtemps à examiner cette grande magnificence. À chaque chose qui les frappait, ils s’écriaient pour marquer leur surprise et leur admiration, particulièrement le prince de Perse qui n’avoit jamais rien vu de comparable à ce qu’il voyait alors. Ebn Thaher, quoiqu’il fût entré quelquefois dans ce bel endroit, ne laissait pas d’y remarquer des beautés qui lui paraissaient toutes nouvelles. Enfin, ils ne se lassoient pas d’admirer tant de choses singulières, et ils en étoient encore agréablement occupés, lorsqu’ils aperçurent une troupe de femmes richement habillées. Elles étoient toutes assises au-dehors et à quelque distance du dôme, chacune sur un siège de bois de platane des Indes, enrichi de fil d’argent à compartiment, avec un instrument de musique à la main ; et elles n’attendaient que le moment qu’on leur commandât d’en jouer.
Ils allèrent tous deux se mettre dans l’avance d’où on les voyait en face, et en regardant à la droite, ils virent une grande cour d’où l’on montait au jardin par des degrés, et qui était environnée de très-beaux appartements. L’esclave les avait quittés ; et comme ils étaient seuls, ils s’entretinrent quelque temps. « Pour vous, qui êtes un homme sage, dit le prince de Perse, je ne doute pas que vous ne regardiez avec bien de la satisfaction toutes ces marques de grandeur et de puissance. À mon égard, je ne pense pas qu’il y ait rien au monde rie plus surprenant ; mais quand je viens à faire réflexion que c’est ici la demeure éclatante de la trop aimable Schemselnihar, et que c’est le premier monarque de la terre qui l’y retient, je vous avoue que je me crois le plus infortuné de tous les hommes. Il me paraît qu’il n’y a point de destinée plus cruelle que la mienne, d’aimer un objet soumis à mon rival, et dans un lieu où ce rival est si puissant, que je ne suis pas même en ce moment assuré de ma vie. »
Scheherazade n’en dit pas davantage cette nuit, parce qu’elle vit paraître le jour. Le lendemain elle reprit la parole, et dit au sultan des Indes :

Notes

[1Ce mot arabe signifie le soleil du jour

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