Alaeddin dit en lui-même : « Ne vaut-il pas mieux passer la nuit dans un bon lit, auprès d’une jolie femme, que de la passer dans la rue ou sous un vestibule ? » En conséquence il accepta la proposition, et se rendit avec eux chez le cadi, qui, charmé de sa bonne mine, prit aussitôt le plus vif intérêt à ce qui le regardait. « Que voulez-vous, dit le cadi en s’adressant au vieillard ? » « Je veux, répondit celui-ci, marier ma fille avec ce jeune homme ; mais à condition qu’il la répudiera demain matin, et la rendra à son premier mari. Pour cela, je veux qu’il s’engage à payer demain à ma fille une dot de cinquante mille pièces d’or. L’impossibilité où il est de payer cette somme le forcera de remplir la convention ; et alors je m’engage à lui donner un habillement complet du prix de mille pièces d’or, une mule de la même valeur, et une bourse qui renferme une pareille somme. »
Comme ils étaient tous d’accord sur ces articles, le cadi passa le contrat, et remit entre les mains du père de la jeune fille l’obligation d’Alaeddin. Le vieillard emmena avec lui son nouveau gendre, lui fit présent d’un habillement magnifique, et le conduisit à sa maison. Il entra d’abord chez sa fille pour la prévenir, et lui dit, en lui montrant l’obligation qu’il avait à la main, qu’il venait de la marier à un jeune homme charmant, nommé Alaeddin Aboulschamat. Après lui avoir recommandé de le bien recevoir, il la quitta, et se retira dans son appartement.
Le cousin de cette jeune dame avait mis dans ses intérêts une vieille intrigante qui allait souvent la voir. Il fut trouver cette vieille, et l’engagea à employer quelque ruse pour empêcher sa cousine de recevoir Alaeddin. « Car, disait-il, dès qu’elle aura jeté les yeux sur ce beau jeune homme, elle ne voudra plus me revoir. »
La vieille rassura le cousin, et lui promit d’éloigner Alaeddin. En effet, elle fut trouver sur-le-champ ce dernier, et lui tint ce discours :
« L’intérêt, que m’inspirent votre jeunesse et votre bonne mine, m’engage à vous donner, mon fils, un conseil dont je désire que vous fassiez votre profit. La jeune dame que vous venez d’épouser a un extérieur qui peut séduire, mais je vous conseille de ne pas l’approcher. Je vous dirai plus : votre santé court le plus grand risque, si vous avez quelque commerce avec elle. Laissez-la, croyez-moi, se coucher seule, et gardez-vous de vouloir partager son lit. »
« Pourquoi donc, demanda Alaeddin surpris, et quel danger ma santé peut-elle courir auprès d’une jeune dame ? »
« Tout son corps, reprit la vieille, est couvert d’une lèpre dégoûtante, qu’elle vous communiquerait infailliblement, si vous aviez l’imprudence de la toucher le moins du monde. » « Je puis bien vous assurer, dit vivement Alaeddin, que je me tiendrai à une telle distance de cette belle, qu’elle ne pourra me rien communiquer. »
La vieille ayant laissé Alaeddin dans une disposition si favorable à ses intentions, alla trouver la jeune dame, et lui fit le même conte qu’elle venait de faire à Alaeddin. « Soyez bien tranquille, ma bonne, lui dit Zobéïde, je profiterai de votre avis. Ce monsieur pourra coucher seul, s’il veut, et demain matin il aura la complaisance de s’en aller comme il est venu. » La jeune dame ayant ensuite appelé une de ses esclaves, lui ordonna de mettre le couvert, et de faire souper Alaeddin.
Après avoir mangé avec appétit, Alaeddin fut s’asseoir dans un coin de l’appartement, et lut à haute voix le chapitre du Coran, intitulé Yas. [5]La jeune dame l’ayant écouté attentivement, trouva qu’il avait la voix fort belle, et dit en elle-même :
« La vieille a été vraisemblablement induite en erreur par ceux qui lui ont dit que ce jeune homme était attaqué de la lèpre. Ceux qui sont atteints d’une telle maladie n’ont assurément pas une voix aussi pure et aussi fraîche que la sienne. Tout ce qu’elle est venue me conter à son sujet n’est que mensonge et fausseté. »
La jeune dame sentant alors moins d’éloignement pour Alaeddin, voulut l’engager à s’approcher d’elle. Elle prit une guitare fabriquée dans les Indes, et, déployant une voix si harmonieuse que les oiseaux même s’arrêtaient au milieu des airs pour l’écouter, elle chanta ces deux vers :
VERS.
« J’aime un faon au regard tendre, à la démarche légère, qui tantôt me fuit, et tantôt me poursuit. Qu’on est heureuse de posséder un tel faon ! [6] » (i) Taâshactou dhabyan nais altarf ah- vara, etc.
Alaeddin, charmé au-delà de toute expression, répondit aussitôt par ce vers :
VERS.
« Que j’aime cette taille élégante, et ces roses qui brillent sur ses joues ! »
La jeune dame, sensible à ces compliments, leva son voile, et laissa voir les traits les plus réguliers, et la figure la plus séduisante. Comme Alaeddin paraissait frappé de sa beauté, elle s’avança vers lui ; Alaeddin la repoussa doucement. Elle découvrit alors, à ses yeux, deux bras aussi blancs que la neige, aussi polis que l’ivoire. Alaeddin, de plus en plus transporté, voulut à son tour s’approcher de la jeune dame : elle le pria de s’éloigner, en lui disant que, comme il était attaqué de la lèpre, son voisinage pouvait être dangereux pour elle.
Alaeddin, tout étonné, demanda à la jeune dame quelle était la personne qui avait pu lui faire un pareil conte ? « C’est, lui dit-elle, une vieille femme qui vient souvent ici. » « Bon, reprit Alaeddin , c’est sûrement elle qui m’a dit aussi que vous étiez attaquée de la même maladie. » Les deux époux reconnurent alors le stratagème, et ne craignirent plus de se donner mutuellement des marques de la tendresse qu’ils avoient conçue l’un pour l’autre.
Le lendemain matin, Alaeddin trouva que son bonheur avait passé avec la rapidité de l’oiseau qui fend l’air, et se plaignit de la nécessité ou il se trouvait de se séparer de son épouse. « Je n’ai plus que quelques moments à jouir de votre présence, lui dit-il, les larmes aux yeux. » La jeune dame l’ayant prié de s’expliquer :
« Votre père, dit-il, m’a fait contracter une obligation de cinquante mille pièces d’or pour votre dot. Si je ne le paie pas, il me fera conduire en prison ; et maintenant je ne possède pas la moindre partie de cette somme. »
« Vous avez cependant des moyens de défense, lui dit Zobéïde. » « Cela est vrai, répondit Alaeddin ; mais comment faire sans argent ? »
« Cela est moins difficile que vous ne pensez, reprit Zobéïde. Rassurez-vous, et montrez de la fermeté. Prenez toujours ces cent pièces d’or : si j’en avois davantage, je vous les offrirais de tout mon cœur ; mais mon père, qui affectionne beaucoup son neveu, m’a pris tout ce que je possédais, pour me forcer à retourner avec lui. L’huissier du tribunal va sans doute venir vous trouver de leur part dans le courant de la matinée. Si mon père ou le cadi voulaient vous forcer à prononcer le divorce, demandez-leur hardiment quelle est la religion qui peut contraindre celui qui se marie le soir à répudier sa femme le lendemain matin ? En même temps faites un petit présent à chacun des juges ; approchez-vous respectueusement du cadi ; mettez-lui dix pièces d’or dans la main, et soyez sûr qu’ils prendront tous vivement vos intérêts. Si on vous demande pourquoi vous ne voulez pas accepter les mille pièces d’or, la mule et le vêtement stipulés dans le contrat que vous avez passé hier, répondez que chaque cheveu de la tête de votre femme est plus précieux pour vous que mille pièces d’or ; que vous avez pris la ferme résolution de ne jamais vous séparer d’elle, et que vous ne voulez recevoir ni mule, ni vêtement. Et si mon père exigeait le paiement de la dot, dites-lui que vous vous trouvez trop gêné dans ce moment pour le satisfaire. »
Pendant qu’ils s’entretenaient ainsi, ils entendirent frapper assez fort à la porte de la rue. Alaeddin étant descendu pour ouvrir, aperçut l’huissier du tribunal qui venait l’inviter, de la part de son beau-père, à se rendre à l’audience. Alaeddin lui demanda, en lui mettant cinq pièces d’or dans la main, s’il y avait une loi qui le forçât à répudier le matin la femme qu’il avait épousée la veille ? L’huissier lui répondit qu’il n’existait aucune loi de cette espèce, et s’offrit poliment à lui servir de défenseur, dans le cas où il ne serait pas en état de se défendre lui-même.