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Histoire du prince Ahmed, et de la fée Pari-Banou

À ces paroles du prince Ahmed, la magicienne qui ne feignait d’être malade que pour apprendre où il demeurait, ce qu’il faisait, et quel était son sort, ne refusa pas le bienfait qu’il lui offrit de si bonne grâce ; et pour marquer qu’elle acceptait l’offre, plutôt par son action que par des paroles, en feignant que la violence de sa maladie prétendue l’en empêchait, elle fit des efforts pour se lever. En même temps deux cavaliers du prince mirent pied à terre, l’aidèrent à se lever sur ses pieds, et la mirent en croupe derrière un autre cavalier. Pendant qu’ils remontaient à cheval, le prince qui rebroussa chemin se mit à la tête de sa troupe, et arriva bientôt à la porte de fer, qui fut ouverte par un des cavaliers qui s’était avancé. Le prince entra ; et quand il fut arrivé dans la cour du palais de la fée, sans mettre pied à terre, il détacha un de ses cavaliers pour l’avertir qu’il voulait lui parler.
La fée Pari-Banou fit d’autant plus de diligence, qu’elle ne comprenait pas quel motif avait pu obliger le prince Ahmed à revenir sitôt sur ses pas. Sans lui donner le temps de lui demander quel était ce motif :
« Ma princesse, lui dit le prince, en lui montrant la magicienne que deux de ses gens, après l’avoir mise à terre, soutenaient par-dessous les bras, je vous prie d’avoir pour cette bonne femme, la même compassion que moi. Je viens de la trouver dans l’état où vous la voyez, et je lui ai promis l’assistance dont elle a besoin. Je vous la recommande, persuadé que vous ne l’abandonnerez pas, autant par votre propre inclination, qu’en considération de ma prière. »
La fée Pari-Banou qui avait eu les yeux attachés sur la prétendue malade, pendant que le prince Ahmed lui parlait, commanda à deux de ses femmes qui l’avoient suivie, de la prendre d’entre les mains des deux cavaliers, de la mener dans un appartement du palais, et de prendre pour elle le même soin qu’elles prendraient pour sa propre personne.
Pendant que les deux femmes exécutaient l’ordre qu’elles venaient de recevoir, Pari-Banou s’approcha du prince Ahmed ; et en baissant la voix :
« Prince, dit-elle, je loue votre compassion ; elle est digne de vous et de votre naissance, et je me fais un grand plaisir de correspondre à votre bonne intention ; mais vous me permettrez de vous dire que je crains fort que cette bonne intention ne soit mal récompensée. Il ne me paraît pas que cette femme soit aussi malade qu’elle le fait paraître ; et je suis fort trompée si elle n’est pas apostée exprès pour vous donner de grandes mortifications. Mais que cela ne vous afflige pas ; et quoi que l’on puisse machiner contre vous, persuadez-vous que je vous délivrerai de tous les pièges que l’on pourra vous tendre : allez, et poursuivez votre voyage. »
Ce discours de la fée n’alarma pas le prince Ahmed :
« Ma princesse, reprit-il, comme je ne me souviens pas d’avoir fait mal à personne, et que je n’ai pas dessein d’en faire, je ne crois pas aussi que personne ait la pensée de m’en causer. Quoi qu’il en puisse être, je ne cesserai de faire le bien toutes les fois que l’occasion s’en présentera. »
En achevant, il prit congé de la fée ; et en se séparant il reprit son chemin, qu’il avait interrompu à l’occasion de la magicienne ; et en peu de temps il arriva avec sa suite à la cour du sultan, qui le reçut à peu près à son ordinaire, en se contraignant, autant qu’il lui était possible, pour ne rien faire paraître du trouble causé par les soupçons que les discours de ses favoris lui avoient fait naître.
Les deux femmes cependant, que la fée Pari-Banou avait chargées de ses ordres, avoient mené la magicienne dans un très-bel appartement et meublé richement. D’abord elles la firent asseoir sur un sofa, où, pendant qu’elle était appuyée contre un coussin de brocard à fond d’or, elles préparèrent devant elle, sur le même sofa, un lit dont les matelas de satin étaient relevés d’une broderie en soie, les draps d’une toile des plus fines, et la couverture de drap d’or. Quand elles l’eurent aidée à se coucher ; car la magicienne continuait de feindre que l’accès de fièvre dont elle était attaquée la tourmentait de manière qu’elle ne pouvait s’aider elle-même ; alors, dis-je, une des deux femmes sortit, et revint peu de temps après avec une porcelaine des plus fines à la main, pleine d’une liqueur. Elle la présenta à la magicienne, pendant que l’autre femme l’aidait à se mettre sur son séant :
« Prenez cette liqueur, dit-elle, c’est de l’eau de la FONTAINE DES LIONS, remède souverain pour quelque fièvre que ce soit. Vous en verrez l’effet en moins d’une heure de temps. »
La magicienne, pour mieux feindre, se fit prier longtemps, comme si elle eût eu une répugnance insurmontable à prendre cette potion. Elle prit enfin la porcelaine, et elle avala la liqueur en secouant la tête, comme si elle se fût fait une grande violence. Quand elle se fut recouchée, les deux femmes la couvrirent bien :
« Demeurez en repos, lui dit celle qui avait apporté la potion, et même dormez si l’envie vous en prend. Nous allons vous laisser, et nous espérons de vous trouver parfaitement guérie quand nous reviendrons, environ dans une heure. »
La magicienne qui n’était pas venue pour faire la malade longtemps, mais uniquement pour épier où était la retraite du prince Ahmed, et ce qui pouvait l’avoir obligé de renoncer à la cour du sultan son père, et qui en était déjà informée suffisamment, eût volontiers déclaré dès-lors que la potion avait fait son effet : tant elle avait d’envie de retourner et d’informer le sultan du bon succès de la commission dont il l’avait chargée ! Mais comme on ne lui avoit pas dit que la potion fît effet sur-le-champ, il fallut malgré elle qu’elle attendît le retour des deux femmes.
Les deux femmes vinrent dans le temps qu’elles avoient dit, et elles trouvèrent la magicienne levée, habillée sur le sofa, qui se leva en les voyant entrer :
« Ô l’admirable potion, s’écria-t-elle, elle a fait son effet bien plutôt que vous ne me l’aviez dit, et je vous attendais avec impatience il y a déjà du temps, pour vous prier de me mener à votre charitable maîtresse, afin que je la remercie de sa bonté, dont je lui serai obligée éternellement, et que guérie comme par un miracle, je ne perde pas de temps pour continuer mon voyage ! »
Les deux femmes, fées comme leur maîtresse, après avoir marqué à la magicienne la part qu’elles prenaient à la joie qu’elle avait de sa prompte guérison, marchèrent devant elle pour lui montrer le chemin, et la menèrent au travers de plusieurs appartements, tous plus superbes que celui d’où elle sortait, dans le salon le plus magnifique et le plus richement meublé de tout le palais.
Pari-Banou étoit dans ce salon assise sur un trône d’or massif, enrichi de diamants, de rubis et de perles d’une grosseur extraordinaire ; et à droite et à gauche accompagnée d’un grand nombre de fées, toutes d’une beauté charmante et habillées très-richement. À la vue de tant d’éclat et de majesté, la magicienne ne fut pas seulement éblouie, elle demeura même si fort interdite, qu’après s’être prosternée devant le trône, il ne lui fut pas possible d’ouvrir la bouche pour remercier la fée, comme elle se l’était proposé. Pari-Banou lui en épargna la peine :
« Bonne femme, dit-elle, je suis bien aise que l’occasion de vous obliger se soit présentée, et je vous vois, avec plaisir, en état de poursuivre votre chemin. Je ne vous retiens pas ; mais auparavant vous ne serez pas fâchée de voir mon palais. Allez avec mes femmes : elles vous accompagneront et vous le feront voir. »
La magicienne toujours interdite, se prosterna une seconde fois le front sur le tapis qui couvrait le bas du trône, en prenant congé, sans avoir la force ni la hardiesse de proférer une seule parole, et elle se laissa conduire par les deux fées qui l’accompagnaient. Elle vit avec étonnement, et avec des exclamations continuelles, les mêmes appartements pièce à pièce, les mêmes richesses, la même magnificence que la fée Pari-Banou elle-même avait fait observer au prince Ahmed la première fois qu’il s’était présenté devant elle, comme nous l’avons vu ; et ce qui lui donna le plus d’admiration, fut qu’après avoir vu tout le contenu du palais, les deux fées lui dirent que tout ce qu’elle venait d’admirer n’était qu’un échantillon de la grandeur et de la puissance de leur maîtresse, et que dans l’étendue de ses états, elle avait d’autres palais, dont elles ne pouvaient dire le nombre, tous d’une architecture et d’un modèle différent, non moins superbes et non moins magnifiques. En l’entretenant de plusieurs autres particularités, elles la conduisirent jusqu’à la porte de fer par où le prince Ahmed l’avait amenée, l’ouvrirent, et lui dirent qu’elles lui souhaitaient un heureux voyage, après qu’elle eut pris congé d’elles, et qu’elle les eut remerciées de la peine qu’elles s’étaient donnée.
Après avoir avancé quelques pas, la magicienne se retourna pour observer la porte et pour la reconnaître ; mais elle la chercha en vain : elle était devenue invisible pour elle, de même que pour toute autre femme, comme nous l’avons remarqué. Ainsi, à la réserve de cette seule circonstance, elle se rendit auprès du sultan, assez contente d’elle-même, de s’être si bien acquittée, de la commission dont elle avait été chargée. Quand elle fut arrivée à la capitale, elle alla, par des rues détournées, se faire introduire par la même porte secrète du palais. Le sultan, averti de son arrivée, la fit venir ; et comme il la vit paraître avec un visage sombre, il jugea, qu’elle n’avait pas réussi, et il lui dit :
« À te voir, je juge que ton voyage a été inutile, et que tu ne m’apportes pas l’éclaircissement que j’attendois de ta diligence ? »
« Sire, reprit la magicienne, votre Majesté me permettra de lui représenter que ce n’est pas à me voir qu’elle doit juger si je me suis bien comportée dans l’exécution de l’ordre dont elle m’a honorée, mais sur le rapport sincère de ce que j’ai fait et de tout ce qui m’est arrivé, en n’oubliant rien pour me rendre digne de son approbation. Ce qu’elle peut remarquer de sombre dans mon visage, vient d’une autre cause que celle de n’avoir pas réussi, en quoi j’espère que votre Majesté trouvera, qu’elle a lieu d’être contente. Je ne lui dis pas quelle est cette cause : le récit que j’ai à lui faire, si elle a la patience de m’écouter, la lui fera connaître. »
Alors la magicienne raconta au sultan des Indes de quelle manière, eu feignant d’être malade, elle avait fait en sorte que le prince Ahmed, touché de compassion, l’avait fait mener dans un lieu souterrain, présenté et recommandé lui-même à une fée d’une beauté à laquelle il n’y en avait pas de comparable dans l’univers, en la priant de vouloir bien contribuer de ses soins à lui rendre la santé. Elle lui marqua ensuite avec quelle complaisance la fée avait aussitôt donné ordre à deux des fées qui l’accompagnaient de se charger d’elle, et de ne la pas abandonner qu’elle n’eût recouvré la santé ; ce qui lui avait fait connaître qu’une si grande condescendance ne pouvait venir que de la part d’une épouse pour un époux. La magicienne ne manqua pas de lui exagérer la surprise où elle avait été à la vue de la façade du palais de la fée, à laquelle elle ne croyait pas qu’il y eût rien d’égal au monde, pendant que les deux fées l’y menaient par-dessous les bras, l’une d’un côté, l’autre de l’autre, comme une malade, telle qu’elle feignait de l’être, qui n’eût pu se soutenir ni marcher sans leur secours. Elle lui fit le détail de leur empressement à la soulager quand elle fut dans l’appartement où elles l’avoient conduite, de la potion qu’on lui avait fait prendre, de la prompte guérison qui s’était ensuivie, mais feinte de même que la maladie, quoiqu’elle ne doutât pas de la vertu de la potion ; de la majesté de la fée assise sur un trône tout brillant de pierreries, dont la valeur surpassait toutes les richesses du royaume des Indes ; et enfin des autres richesses immenses et hors de toute supputation, tant en général qu’en particulier, qui étaient renfermées dans la vaste étendue du palais.
La magicienne acheva en cet endroit le récit du succès de sa commission ; et en continuant son discours :
« Sire, poursuivit-elle, que pense votre Majesté de ces richesses inouïes de la fée ? Peut-être dira-t-elle qu’elle en est dans l’admiration, et qu’elle se réjouit de la haute fortune du prince Ahmed son fils, qui en jouit en commun avec la fée ? Pour moi, Sire, je supplie votre Majesté de me pardonner, si je prends la liberté de lui remontrer que j’en pense autrement, et même que j’en suis dans l’épouvante, quand je considère le malheur qui peut lui en arriver ; et c’est ce qui fait le sujet de l’inquiétude où je suis, que je n’ai pu si bien dissimuler qu’elle ne s’en soit aperçue. Je veux croire que le prince Ahmed par son bon naturel n’est pas capable de lui-même de rien entreprendre contre votre Majesté ; mais qui peut répondre que la fée par ses attraits, par ses caresses et par le pouvoir qu’elle a déjà acquis sur l’esprit de son époux, ne lui inspirera pas le pernicieux dessein de supplanter votre Majesté, et de s’emparer de la couronne du royaume des Indes ? C’est à votre Majesté à faire toute l’attention que mérite une affaire d’une aussi grande importance. »
Quelque persuadé que fût le sultan des Indes du bon naturel du prince Ahmed, il ne laissa pas d’être ému par le discours de la magicienne. Il lui dit, en la congédiant : « Je te remercie de la peine que tu t’es donnée, et de ton avis salutaire ; j’en connais toute l’importance, qui me paraît telle que je ne puis en délibérer sans prendre conseil. »
Quand on était venu annoncer au sultan l’arrivée de la magicienne, il s’entretenait avec les mêmes favoris qui lui avoient déjà inspiré contre le prince Ahmed les soupçons que nous avons dit. Il se fit suivre par la magicienne, et il vint retrouver ses favoris. Il leur fit part de ce qu’il venait d’apprendre ; et après qu’il leur eut communiqué aussi le sujet qu’il y avait de craindre que la fée ne fît changer l’esprit du prince, il leur demanda de quels moyens ils croyaient qu’on pouvait se servir pour prévenir un si grand mal ?
L’un des favoris, en prenant la parole pour tous, répondit :
« Pour prévenir ce mal, Sire, puisque votre Majesté connaît celui qui pourrait en devenir l’auteur, qu’il est au milieu de sa cour, et qu’il est en son pouvoir de le faire, elle ne devrait pas hésiter à le faire arrêter, et je ne dirai pas à lui faire ôter la vie, la chose ferait un trop grand éclat, mais au moins à le faire enfermer dans une prison étroite pour le reste de ses jours. » Les autres favoris applaudirent à ce sentiment tout d’une voix.

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