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Histoire du prince Ahmed, et de la fée Pari-Banou

Le prince Ahmed qui ne dissimulait pas, et qui l’aimait dans son cœur aussi parfaitement qu’il venait de l’en assurer par ces paroles, cessa d’insister davantage sur la permission qu’il lui avait demandée, et la fée lui témoigna combien elle était satisfaite de sa soumission. Comme néanmoins il ne pouvait pas abandonner absolument le dessein qu’il avait formé, il affecta de l’entretenir de temps en temps des belles qualités du sultan des Indes, et sur-tout des marques de tendresse dont il lui était obligé en son particulier, avec espérance qu’à la fin elle se laisserait fléchir.
Comme le prince Ahmed l’avait jugé, il était vrai que le sultan des Indes, au milieu des réjouissances à l’occasion des noces du prince Ali et de la princesse Nourounnihar, avait été affligé sensiblement de l’éloignement des deux autres princes ses fils. Il ne fut pas long-temps à être informé du parti que le prince Houssain avait pris d’abandonner le monde, et du lieu qu’il avait choisi pour y faire sa retraite. Comme un bon père, qui fait consister une partie de son bonheur à voir ses enfants, particulièrement quand ils se rendent dignes de sa tendresse, il eût mieux aimé qu’il fût demeuré à la cour, attaché à sa personne. Comme néanmoins il ne pouvait pas désapprouver qu’il eût fait le choix de l’état de perfection auquel il s’était engagé, il supporta son absence avec patience, il fit toutes les diligences possibles pour avoir des nouvelles du prince Ahmed ; il dépêcha des courriers dans toutes les provinces de ses états, avec ordre aux gouverneurs de l’arrêter, et de l’obliger de revenir à la cour ; mais les soins qu’ils se donna, n’eurent pas le succès qu’il avait espéré ; et ses peines au lieu de diminuer, ne firent qu’augmenter. Souvent il s’en expliquait avec son grand visir :
« Visir, disait-il, tu sais qu’Ahmed est celui des princes mes fils que j’ai toujours aimé le plus tendrement, et tu n’ignores pas les voies que j’ai prises pour parvenir à le retrouver sans y réussir. La douleur que j’en sens, est si vive, que j’y succomberai à la fin, si tu n’as pas compassion de moi. Pour peu d’égards que tu aies pour ma conservation, je te conjure de m’aider de ton secours et de tes conseils. »
Le grand visir, non moins attaché à la personne du sultan, que zélé à se bien acquitter de l’administration des affaires de l’état, en songeant aux moyens de lui apporter du soulagement, se souvint d’une magicienne dont on disait des merveilles : il lui proposa de la faire venir et de la consulter. Le sultan y consentit ; le grand visir, après l’avoir envoyé chercher, la lui amena lui-même.
Le sultan dit à la magicienne :
« L’affliction où je suis depuis les noces du prince Ali, mon fils, et de la princesse Nourounnihar, ma nièce, de l’absence du prince Ahmed, est si connue et si publique, que ta ne l’ignores pas, sans doute. Par ton art et par ton habileté, ne pourrais-tu pas me dire ce qu’il est devenu ? Est-il encore en vie ? Où est-il ? Que fait-il ? Dois-je espérer de le revoir ? »
La magicienne, pour satisfaire à ce que le sultan lui demandait, répondit :
« Sire, quelque habileté que je puisse avoir dans ma profession, il ne m’est pas possible néanmoins de satisfaire sur-le-champ à la demande que votre Majesté me fait ; mais si elle veut bien me donner du temps jusqu’à demain, je lui en donnerai la réponse.
Le sultan, en lui accordant ce délai, la renvoya avec promesse de la bien récompenser si la réponse se trouvait conforme à son souhait.
La magicienne revint le lendemain, et le grand visir la présenta au sultan pour la seconde fois. Elle dit au sultan :
« Sire, quelque diligence que j’aie apportée en me servant des règles de mon art, pour obéir à votre Majesté sur ce qu’elle désire de savoir, je n’ai pu trouver autre chose, sinon que le prince Ahmed n’est pas mort ; la chose est très-certaine, et elle peut s’en assurer. Quant au lieu où il peut être, c’est ce que je n’ai pu découvrir. »
Le sultan des Indes fut obligé de se contenter de cette réponse, qui le lassa à-peu-près dans la même inquiétude qu’auparavant sur le sort du prince son fils.
Pour revenir au prince Ahmed, il entretint la fée Pari-Banou si souvent du sultan son père, sans parler davantage du désir qu’il avait de le voir, que cette affectation lui fit comprendre quel était son dessein. Ainsi, comme elle se fut aperçue de sa retenue et de la crainte qu’il avait de lui déplaire, après le refus qu’elle lui avait fait, elle inféra premièrement que l’amour qu’il avait pour elle, dont il ne cessait de lui donner des marques en toutes rencontres, était sincère ; ensuite, en jugeant par elle-même de l’injustice qu’il y aurait de faire violence à un fils sur sa tendresse pour un père, en voulant le forcer à renoncer au penchant naturel qui l’y portait, elle résolut de lui accorder ce qu’elle voyoit bien qu’il desirait toujours très-ardemment.
Elle lui dit un jour :
« Prince, la permission que vous m’aviez demandée d’aller voir le sultan votre père, m’avait donné une juste crainte que ce ne fût un prétexte pour me donner une marque de votre inconstance, et pour m’abandonner : je n’ai pas eu d’autre motif que celui-là pour vous la refuser ; mais aujourd’hui, aussi pleinement convaincue par vos actions que par vos paroles, que je puis me reposer sur votre constance et sur la fermeté de votre amour, je change de sentiment, et je vous accorde cette permission, sous une condition néanmoins, qui est de me jurer auparavant que votre absence ne sera pas longue, et que vous reviendrez bientôt. Cette condition ne doit pas vous faire de peine comme si je l’exigeais de vous par défiance ; je ne le fais que parce que je sais quelle ne vous en fera pas, après la conviction où je suis, comme je viens de vous le témoigner, de la sincérité de votre amour. »
Le prince Ahmed voulut se jeter aux pieds de la fée, pour lui mieux marquer combien il était pénétré de reconnaissance ; mais elle l’en empêcha.
« Ma sultane, dit-il, je connais tout le prix de la grâce que vous me faites ; mais les paroles me manquent pour vous en remercier aussi dignement que je le souhaiterais. Suppléez à mon impuissance, je vous en conjure ; et quoi que vous puissiez vous en dire à vous-même, soyez persuadée que j’en pense encore davantage. Vous avez eu raison de croire que le serment que vous exigez de moi, ne me ferait pas de peine. Je vous le fais d’autant plus volontiers, qu’il n’est pas possible désormais que je vive sans vous. Je vais donc partir ; et la diligence que j’apporterai à revenir, vous fera connaître que je l’aurai fait, non pas par la crainte de me rendre parjure si j’y manquais, mais parce que j’aurai suivi mon inclination, qui est de vivre avec vous toute ma vie inséparablement ; et si je m’en éloigne quelquefois sous votre bon plaisir, j’éviterai le chagrin que me pourrait causer une trop longue absence. « 
Pari-Banou fut d’autant plus charmée de ces sentiments du prince Ahmed, qu’ils la délivrèrent des soupçons qu’elle avait formés contre lui, par la crainte que son empressement à vouloir aller voir le sultan des Indes, ne fût un prétexte spécieux pour renoncer à la foi qu’il avait promise.
« Prince, lui dit-elle, partez quand il vous plaira ; mais auparavant, ne trouvez pas mauvais que je vous donne quelques avis sur la manière dont il est bon que vous vous comportiez dans votre voyage. Premièrement, je ne crois pas qu’il soit à propos que vous parliez de notre mariage au sultan votre père, ni de ma qualité, non plus que du lieu où vous vous êtes établi, et où vous demeurez depuis que vous êtes éloigné de lui. Priez-le de se contenter d’apprendre que vous êtes heureux, que vous ne desirez rien davantage, et que le seul motif qui vous aura amené, est celui de faire cesser les inquiétudes où il pouvait être au sujet de votre destinée. »

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