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Histoire du prince Ahmed, et de la fée Pari-Banou

Plusieurs officiers qui se présentèrent pour aider le prince Ahmed à descendre de cheval, l’accompagnèrent jusqu’à l’appartement du sultan, où il s’entretenait avec ses favoris. Là il s’approcha du trône, posa le vase aux pieds du sultan, et baisa le riche tapis qui couvrait le marche-pied ; et en se relevant :
« Sire, lui dit-il, voilà l’eau salutaire que votre Majesté a souhaité de mettre au rang des choses précieuses et curieuses qui enrichissent et ornent son trésor. Je lui souhaite une santé toujours si parfaite, que jamais elle n’ait besoin d’en faire usage. »
Quand le prince eut achevé son compliment, le sultan, lui fit prendre place à sa droite ; et alors :
« Mon fils, dit-il, je vous ai une obligation de votre présent aussi grande que le péril auquel vous vous êtes exposé pour l’amour de moi. (Il en avait été informé par la magicienne, qui avait connaissance de la FONTAINE DES LIONS, et du danger auquel on s’exposait pour en aller puiser de l’eau.) Faites-moi le plaisir, continua-t-il, de m’apprendre par quelle adresse, ou plutôt par quelle force incroyable vous vous en êtes garanti ? »
« Sire, reprit le prince Ahmed, je ne prends aucune part au compliment de votre Majesté, il est dû tout entier à la fée mon épouse, et je ne m’en attribue d’autre gloire que celle d’avoir suivi ses bons conseils. »
Alors il lui fit connoître quels avoient été ces bons conseils, par le récit du voyage qu’il avoit fait, et de quelle manière il s’y étoit comporté. Quand il eut achevé, le sultan, après l’avoir écouté avec de grandes démonstrations de joie, mais en secret avec la même jalousie qui augmenta au lieu de diminuer, se leva et se retira seul dans l’intérieur de son palais, où la magicienne, qu’il envoya chercher d’abord, lui fut amenée.
La magicienne à son arrivée, épargna au sultan la peine de lui parler de celle du prince Ahmed, et du succès de son voyage ; elle en avait été informée d’abord par le bruit qui s’en était répandu, et elle avait déjà préparé un moyen immanquable, à ce qu’elle prétendait. Elle communiqua ce moyen au sultan, et le lendemain dans l’assemblée de ses courtisans, le sultan le déclara au prince Ahmed, en ces termes :
« Mon fils, dit-il, je n’ai plus qu’une prière à vous faire, après laquelle je n’ai plus rien à exiger de votre obéissance, ni à demander à la fée votre épouse : c’est de m’amener un homme qui n’ait pas, de hauteur, plus d’un pied et demi, avec la barbe longue de trente pieds, qui porte sur l’épaule une barre de fer du poids de cinq cents livres, dont il se serve comme d’un bâton à deux bouts, et qui sache parler. »
Le prince Ahmed qui ne croyait pas qu’il y eût au monde un homme fait comme le sultan son père le demandait, voulut s’excuser ; mais le sultan persista dans sa demande, en lui répétant que la fée pouvait des choses encore plus incroyables.
Le jour suivant, comme le prince fut revenu au royaume souterrain de Pari-Banou, à laquelle il fit part de la nouvelle demande du sultan son père, qu’il regardait, disait-il, comme une chose qu’il croyait encore moins possible qu’il n’avait cru d’abord les deux premières.
« Pour moi, ajouta-t-il, je ne puis imaginer que dans tout l’univers il y ait, ou qu’il puisse y avoir de cette sorte d’hommes. Il veut, sans doute, éprouver si j’aurai la simplicité de me donner du mouvement pour lui en trouver ; ou, s’il y en a, il faut que son dessein soit de me perdre. En effet, comment peut -il prétendre que je me saisisse d’un homme si petit, qui soit armé de la manière qu’il l’entend ? De quelles armes pourrais-je me servir pour le réduire à se soumettre à mes volontés ? S’il y en a, j’attends que vous me suggériez un moyen pour me tirer de ce pas avec honneur. »
« Mon prince, reprit la fée, ne vous alarmez pas : il y avait du risque à courir pour apporter de l’eau de la FONTAINE DES LIONS au sultan votre père, il n’y en a aucun pour trouver l’homme qu’il demande. Cet homme est mon frère. Schaïbar, lequel, bien loin de me ressembler, quoique nous soyons enfants du même père, est d’un naturel si violent, que rien n’est capable de l’empêcher de donner des marques sanglantes de son ressentiment, pour peu qu’on lui déplaise ou qu’on l’offense. D’ailleurs, il est le meilleur du monde, et il est toujours prêt à obliger en tout ce que l’on souhaite. Il est fait justement comme le sultan votre père l’a décrit, et il n’a pas d’autres armes que la barre de fer de cinq cents livres pesant, sans laquelle jamais il ne marche, et qui lui sert à se faire porter respect. Je vais le faire venir, et vous jugerez si je dis la vérité ; mais sur toute chose, préparez-vous à ne vous pas effrayer de sa figure extraordinaire quand vous le verrez paraître. »
« Ma reine, reprit le prince Ahmed, Schaïbar, dites-vous, est votre frère ? De quelque laideur, et si contrefait qu’il puisse être, bien loin de m’effrayer en le voyant, cela suffit pour me le faire aimer, honorer et regarder comme mon allié le plus proche. »
La fée se fit apporter sur le vestibule de son palais une cassolette d’or pleine de feu, et une boite de même métal, qui lui fut présentée. Elle tira de la boite des parfums qui y étaient conservés ; et comme elle les eut jetés dans la cassolette, il s’en éleva une fumée épaisse.
Quelques moments après cette cérémonie, la fée dit au prince Ahmed :
« Mon prince, voilà mon frère qui vient ; le voyez-vous ? »
Le prince regarda, et il aperçut Schaïbar, qui n’était pas plus haut que d’un pied et demi, et qui venait gravement avec la barre de fer de cinq cents livres pesant sur l’épaule, et la barbe bien fournie, longue de trente pieds, qui se soutenait en avant, la moustache épaisse à proportion, retroussée jusqu’aux oreilles, et qui lui couvrait presque le visage ; ses yeux de cochon étaient enfoncés dans la tête qu’il avait d’une grosseur énorme, et couverte d’un bonnet en pointe ; avec cela enfin, il était bossu par devant et par derrière.
Si le prince n’eût été prévenu que Schaïbar était frère de Pari-Banou, il n’eût pu le voir sans un grand effroi ; mais rassuré par cette connaissance, il l’attendit de pied ferme avec la fée ; et il le reçut sans aucune marque de faiblesse.
Schaïbar, qui, à mesure qu’il avançait, avoit regardé le prince Ahmed d’un œil qui eût dû lui glacer l’ame dans le corps, demanda à Pari-Banou, en l’abordant, qui était cet homme ?
« Mon frère, répondit-elle, c’est mon époux, son nom est Ahmed, et il est fils du sultan des Indes. La raison pour laquelle je ne vous ai pas invité à mes noces, c’est que je n’ai pas voulu vous détourner de l’expédition où vous étiez engagé, d’où j’ai appris avec bien du plaisir que vous êtes revenu victorieux ; c’est à sa considération que j’ai pris la liberté de vous appeler. »
À ces paroles, Schaïbar, en regardant le prince Ahmed d’un œil gracieux, qui ne diminuait en rien néanmoins de sa fierté ni de son air farouche :
« Ma sœur, dit-il, y a-t-il quelque chose en quoi je puisse lui rendre service ? Il n’a qu’à parler. Il suffit qu’il soit votre époux pour m’obliger à lui faire plaisir en tout ce qu’il peut souhaiter. »
« Le sultan son père, reprit Pari-Banou, a la curiosité de vous voir ; je vous prie de vouloir bien qu’il soit votre conducteur. »
« Il n’a qu’à marcher devant, repartit Schaïbar, je suis prêt à le suivre. »
« Mon frère, reprit Pari-Banou, il est trop tard pour entreprendre ce voyage aujourd’hui ; ainsi vous voudrez bien le remettre à demain matin. Cependant, comme il est bon que vous soyez instruit de ce qui s’est passé entre le sultan des Indes et le prince Ahmed depuis notre mariage, je vous en entretiendrai ce soir. »
Le lendemain, Schaïbar informé de ce qu’il était à propos qu’il n’ignorât pas, partit de bonne heure, accompagné du prince Ahmed, qui devait le présenter au sultan. Ils arrivèrent à la capitale ; et dès que Schaïbar eut paru à la porte, tous ceux qui l’aperçurent, saisis de frayeur à la vue d’un objet si hideux, se cachèrent, les uns dans les boutiques ou dans les maisons, dont ils fermèrent les portes : et les autres, en prenant la fuite, communiquèrent la même frayeur à ceux qu’ils rencontrèrent, lesquels rebroussèrent chemin sans regarder derrière eux. De la sorte, à mesure que Schaïbar et le prince Ahmed avançaient à pas mesurés, ils trouvèrent une grande solitude dans toutes les rues et dans toutes les places publiques jusqu’au palais. Là, les portiers, au lieu de se mettre en état d’empêcher au moins que Schaïbar n’entrât, se sauvèrent, les uns d’un côté, les autres d’un autre, et laissèrent l’entrée de la porte libre. Le prince et Schaïbar avancèrent sans obstacle jusqu’à la salle du conseil, où le sultan assis sur son trône donnait audience ; et comme les huissiers avoient abandonné leur poste, dès qu’ils avoient vu paraître Schaïbar, ils entrèrent sans empêchement.
Schaïbar, la tête haute, s’approcha du trône fièrement, et sans attendre que le prince Ahmed le présentât, il apostropha le sultan des Indes en ces termes :
« Tu m’as demandé, dit-il ; me voici. Que veux-tu de moi ? »
Le sultan, au lieu de répondre, s’était mis les mains devant les yeux, et détournait la tête pour ne pas voir un objet si effroyable. Schaïbar indigné de cet accueil incivil et offensant, après lui avoir donné la peine de venir, leva sa barre de fer, et en lui disant : « Parle donc, » il la lui déchargea sur la tête et l’assomma ; et il eut plutôt fait que le prince Ahmed n’eût pensé à lui demander grâce. Tout ce qu’il put faire fut d’empêcher qu’il n’assommât aussi le grand visir, qui n’était pas loin de la droite du sultan, en lui représentant qu’il n’avait qu’à se louer des bons conseils qu’il avait donnés au sultan son père.
« Ce sont donc ceux-ci, dit Schaïbar, qui lui en ont donné de mauvais. »
En prononçant ces paroles, il assomma les autres visirs à droite et à gauche, tous favoris et flatteurs du sultan, et ennemis du prince Ahmed. Autant de coups, autant de morts, et il n’en échappa que ceux dont l’épouvante ne s’était pas emparée assez fortement pour les rendre immobiles, et les empêcher de se procurer la vie sauve par la fuite.
Cette exécution terrible achevée, Schaïbar sortit de la salle du conseil ; et au milieu de la cour, la barre de fer sur l’épaule, en regardant le grand visir qui accompagnait le prince Ahmed, auquel il devait la vie :
« Je sais, dit-il, qu’il y a ici une certaine magicienne, plus ennemie du prince mon beau-frère, que les favoris indignes que je viens de châtier, je veux qu’on m’amène cette magicienne. »
Le grand visir l’envoya chercher, on l’amena ; et Schaïbar, en l’assommant avec sa barre de fer :
« Apprends, dit-il, à donner des conseils pernicieux et à faire la malade. »
La magicienne demeura morte sur la place.
« Alors, ce n’est pas assez, ajouta Schaïbar, je vais assommer de même toute la ville, si dans le moment elle ne reconnaît le prince Ahmed mon beau-frère pour son sultan, et pour sultan des Indes. »
Aussitôt ceux qui étaient présents, et qui entendirent cet arrêt, firent retentir l’air en criant à haute voix :
« Vive le sultan Ahmed ! »
En peu de momens toute la ville retentit de la même acclamation et proclamation en même temps. Schaïbar le fit revêtir de l’habillement de sultan des Indes, l’installa sur le trône ; et après lui avoir fait rendre l’hommage et le serment de fidélité qui lui étoit dû, il alla prendre sa sœur Pari-Banou, la mena en grande pompe, et la fit reconnoître de même pour sultane des Indes.
Quant au prince Ali et à la princesse Nourounnihar, comme ils n’avoient pris aucune part dans la conspiration contre le prince Ahmed qui venait d’être vengé, et dont même ils n’avoient pas eu connaissance, le prince Ahmed leur assigna pour apanage une province très-considérable, avec sa capitale, où ils allèrent passer le reste de leurs jours. Il envoya aussi un officier au prince Houssain son frère aîné, pour lui annoncer le changement qui venait d’arriver, et pour lui offrir de choisir dans tout le royaume telle province qui lui plairait, pour en jouir en propriété. Mais le prince Houssain se trouvait si heureux dans sa solitude, qu’il chargea l’officier de bien remercier le sultan son cadet, de sa part, de l’honnêteté qu’il avait bien voulu lui faire, de l’assurer de sa soumission, et de lui marquer que la seule grâce qu’il lui demandait était de permettre qu’il continuât de vivre dans la retraite qu’il avait choisie.


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