Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome VII > Histoire du prince Ahmed, et de la fée Pari-Banou

Le conte précédent : Histoire du cheval enchanté


Histoire du prince Ahmed, et de la fée Pari-Banou

La magicienne qui trouva le conseil trop violent, demanda au sultan la permission de parler ; et quand il la lui eut accordée, elle dit :
« Sire, je suis persuadée que c’est le zèle pour les intérêts de votre Majesté qui fait que ses conseillers lui proposent de faire arrêter le prince Ahmed ; mais ils ne trouveront pas mauvais que je leur fasse considérer qu’en arrêtant ce prince, il faudrait donc en même temps faire arrêter ceux qui l’accompagnent ; mais ceux qui l’accompagnent sont des génies. Croient-ils qu’il soit aisé de les surprendre, de mettre la main sur eux, et de se saisir de leurs personnes ? Ne disparaîtraient-ils pas par la propriété qu’ils ont de se rendre invisibles ? Et dans le moment n’iroient-ils pas informer la fée de l’insulte qu’on aurait faite à son époux ; et la fée laisserait-elle l’insulte sans vengeance ? Mais si par quelqu’autre moyen moins éclatant, le sultan peut se mettre à couvert des mauvais desseins que le prince Ahmed pourrait avoir, sans que la gloire de sa Majesté y fût intéressée, et que personne ne pût soupçonner qu’il y eût de la mauvaise intention de sa part, ne serait-il pas plus à propos qu’elle le mît en pratique ? Si sa Majesté avait quelque confiance en mon conseil, comme les génies et les fées peuvent des choses qui sont au-dessus de la portée des hommes, elle piquerait le prince Ahmed d’honneur, en l’engageant à lui procurer certains avantages, par l’entremise de la fée, sous prétexte d’en tirer une grande utilité, dont il lui aurait obligation. Par exemple, toutes les fois que votre Majesté veut se mettre en campagne, elle est obligée de faire une dépense prodigieuse, non-seulement en pavillons et en tentes pour elle et pour son armée, mais même en chameaux, en mulets et autres bêtes de charge, seulement pour voiturer tout cet attirail ; ne pourrait-elle pas l’engager, par le grand crédit qu’il doit avoir auprès de la fée, à lui procurer un pavillon qui puisse tenir dans la main, sous lequel cependant toute votre armée puisse demeurer à couvert ? Je n’en dis pas davantage à votre Majesté. Si le prince apporte le pavillon, il y a tant d’autres demandes de cette nature qu’elle pourra lui faire, qu’à la fin il faudra qu’il succombe dans les difficultés, ou dans l’impossibilité de l’exécution, quelque fertile en moyens et en inventions que puisse être la fée qui vous l’a enlevé par ses enchantements. De la sorte, la honte fera qu’il n’osera plus paraître, et qu’il sera contraint de passer ses jours avec la fée, exclus du commerce de ce monde, d’où il arrivera que votre Majesté n’aura plus rien à craindre de ses entreprises, et qu’on ne pourra pas lui reprocher une action aussi odieuse, que celle de l’effusion du sang d’un fils, ou de le confiner dans une prison perpétuelle. »
Quand la magicienne eut achevé de parler, le sultan demanda à ses favoris s’ils avoient quelque chose de meilleur à lui proposer ; et comme il vit qu’ils gardaient le silence, il se détermina à suivre le conseil de la magicienne, comme celui qui lui paraissait le plus raisonnable, et qui d’ailleurs était conforme à la douceur qu’il avait toujours suivie dans sa manière de gouverner.
Le lendemain, comme le prince Ahmed se fut présenté devant le sultan son père, qui s’entretenait avec ses favoris, et qu’il eut pris place près de sa personne, sa présence n’empêcha pas que la conversation sur plusieurs choses indifférentes ne continuât encore quelque temps. Ensuite le sultan prit la parole ; et en l’adressant au prince Ahmed :
« Mon fils, dit-il, quand vous vîntes me tirer de la profonde tristesse où la longueur de votre absence m’avait plongé, vous me fîtes un mystère du lieu que vous aviez choisi pour votre retraite ; et satisfait de vous revoir et d’apprendre que vous étiez content de votre sort, je ne voulus pas pénétrer dans votre secret, dès que j’eus compris que vous ne le souhaitiez pas. Je ne sais quelle raison vous pouvez avoir eue pour en user de la sorte avec un père, qui dès-lors, comme je le fais aujourd’hui, vous eût témoigné la part qu’il prenait à votre bonheur. Je sais quel est ce bonheur, je m’en réjouis avec vous, et j’approuve le parti que vous avez pris d’épouser une fée si digne d’être aimée, si riche et si puissante, comme je l’ai appris de bonne part. Si puissant que je sois, il ne m’eût pas été possible de vous procurer un mariage semblable. Dans le haut rang où vous vous êtes élevé, lequel pourrait être envié par tout autre que par un père comme moi, je vous demande non-seulement que vous continuiez de vivre avec moi en bonne intelligence, comme vous avez toujours fait jusqu’à présent, mais même d’employer tout le crédit que vous pouvez avoir auprès de votre fée pour m’obtenir son assistance dans les besoins que je pourrais avoir, et dès aujourd’hui vous voudrez bien que je mette ce crédit à l’épreuve. Vous n’ignorez pas à quelle dépense excessive, sans parler de l’embarras, mes généraux, mes officiers subalternes, et moi-même, nous sommes obligés toutes les fois que j’ai à me mettre en campagne en temps de guerre, pour nous pourvoir de pavillons et de tentes, de chameaux et d’autres bêtes de charge pour les transporter. Si vous faites bien attention au plaisir que vous me ferez, je suis persuadé que vous n’aurez pas de peine à faire en sorte que votre fée vous accorde un pavillon qui tienne dans la main, et sous lequel toute mon armée puisse être à couvert, sur-tout quand vous lui aurez fait connaître qu’il sera destiné pour moi. La difficulté de la chose ne vous attirera pas un refus : tout le monde sait le pouvoir qu’ont les fées d’en faire de plus extraordinaires. »
Le prince Ahmed ne s’était pas attendu que le sultan son père dût exiger de lui une chose pareille, qui lui parut d’abord très-difficile, pour ne pas dire impossible. En effet, quoiqu’il n’ignorât pas absolument combien le pouvoir des génies et des fées était grand, il douta néanmoins qu’il s’étendît à pouvoir lui fournir un pavillon tel qu’il le demandait. D’ailleurs, jusqu’alors il n’avait rien demandé d’approchant à Pari-Banou : il se contentait des marques continuelles qu’elle lui donnait de sa passion, et il n’oubliait rien de tout ce qui pouvait lui persuader qu’il y répondait de tout son cœur, sans autre intérêt que celui de se conserver dans ses bonnes grâces. Ainsi il fut dans un grand embarras sur la réponse qu’il avait à faire.
« Sire, reprit-il, si j’ai fait un mystère à votre Majesté de ce qui m’était arrivé, et du parti que j’avois pris après avoir trouvé ma flèche, c’est qu’il ne me parut pas qu’il lui importât d’en être informée. J’ignore par quel endroit ce mystère lui a été révélé. Je ne puis néanmoins lui cacher que le rapport qu’on lui a fait est véritable. Je suis époux de la fée dont on lui a parlé ; je l’aime, et je suis persuadé qu’elle m’aime de même ; mais pour ce qui est du crédit que j’ai auprès d’elle, comme votre Majesté le croit, je ne puis en rien dire. C’est que non-seulement je ne l’ai pas mis à l’épreuve, je n’en ai pas même eu la pensée, et j’eusse fort souhaité que votre Majesté eut voulu me dispenser de l’entreprendre, et me laisser jouir du bonheur d’aimer et d’être aimé, avec le désintéressement pour toute autre chose que je m’étois proposé. Mais ce qu’un père demande, est un commandement pour un fils, qui, comme moi, se fait un devoir de lui obéir en toute chose. Quoique malgré moi, et avec une répugnance que je ne puis exprimer, je ne laisserai pas de faire à mon épouse la demande que votre Majesté souhaite que je lui fasse ; mais je ne lui promets pas de l’obtenir ; et si je cesse d’avoir l’honneur de venir lui rendre mes respects, ce sera une marque que je ne l’aurai pas obtenue ; et par avance, je lui demande la grâce de me le pardonner, et de considérer qu’elle-même m’aura réduit à cette extrémité. »
Le sultan des Indes repartit au prince Ahmed :
« Mon fils, je serais bien fâché que ce que je vous demande pût vous donner lieu de me causer le déplaisir de ne vous plus voir ; je vois bien que vous ne connaissez pas le pouvoir d’un mari sur une femme. La vôtre ferait voir qu’elle ne vous aimerait que très-faiblement, si avec le pouvoir qu’elle a comme fée, elle vous refusait une chose d’aussi peu de conséquence que ce que je vous prie de lui demander pour l’amour de moi. Abandonnez votre timidité : elle ne vient que de ce que vous croyez n’être pas aimé autant que vous aimez. Allez, demandez seulement, vous verrez que la fée vous aime au-delà de ce que vous croyez, et souvenez-vous que faute de ne pas demander, on se prive de grands avantages. Pensez que de même que vous ne lui refuseriez pas ce qu’elle vous demanderait, parce que vous l’aimez, elle ne vous refusera pas aussi ce que vous lui demanderez, parce qu’elle vous aime. »
Le sultan des Indes ne persuada pas le prince Ahmed par son discours : le prince Ahmed eût mieux aimé qu’il lui eût demandé toute autre chose, que de l’exposer à déplaire à sa chère Pari-Banou ; et dans le chagrin qu’il conçut, il partit de la cour deux jours plutôt qu’il n’avait coutume. Dès qu’il fut arrivé, la fée, qui jusqu’alors l’avait toujours vu se présenter devant elle avec un visage ouvert, lui demanda la cause du changement qu’elle y remarquait. Comme elle vit qu’au lieu de répondre, il lui demandait des nouvelles de sa santé, d’un air qui faisait connaître qu’il évitait de la satisfaire :
« Je répondrai, dit-elle, à votre demande quand vous aurez répondu à la mienne. Le prince s’en défendit longtemps, en lui protestant que ce n’était rien ; mais plus il se défendait, plus elle le pressait. Je ne puis, dit-elle, vous voir dans l’état où vous êtes, que vous ne m’ayez déclaré ce qui vous fait de la peine, afin que j’en dissipe la cause, quelle qu’elle puisse être : il faudrait qu’elle fût bien extraordinaire si elle était hors de mon pouvoir, à moins que ce ne fût la mort du sultan votre père ; en ce cas-là, outre que je tâcherais d’y contribuer de mon côté, le temps vous en apporterait la consolation. »
Le prince Ahmed ne put résister plus longtemps aux vives instances de la fée ; il lui dit :
« Madame, Dieu prolonge la vie du sultan mon père, et le bénisse jusqu’à la fin de ses jours ! Je l’ai laissé plein de vie et en parfaite santé. Ainsi ce n’est pas là ce qui cause le chagrin dont vous vous êtes aperçue. C’est le sultan lui-même qui en est la cause, et j’en suis d’autant plus affligé, qu’il me met dans la nécessite fâcheuse de vous être importun. Premièrement, madame, vous savez le soin que j’ai pris, avec votre approbation, de lui cacher le bonheur que j’ai eu de vous voir, de vous aimer, de mériter vos bonnes grâces et votre amour, et de recevoir votre foi en vous donnant la mienne ; je ne sais néanmoins par quel endroit il en a été informé. »
La fée Pari-Banou interrompit le prince Ahmed en cet endroit.
« Et moi, reprit-elle, je le sais : souvenez-vous de ce que je vous ai prédit de la femme qui vous a fait accroire qu’elle était malade, et dont vous avez eu compassion ; c’est elle-même qui a rapporté au sultan votre père ce que vous lui aviez caché. Je vous avois dit qu’elle était aussi peu malade que vous et que moi : elle en a fait voir la vérité. En effet, après que les deux femmes auxquelles je Pavois recommandée, lui eurent fait prendre d’une eau souveraine pour toutes sortes de fièvres, dont cependant elle n’avait pas besoin, elle feignit que cette eau l’avait guérie, et se fit amener pour prendre congé de moi, afin d’aller incessamment rendre compte du succès de son entreprise. Elle était même si pressée, qu’elle serait partie sans voir mon palais, si en commandant à mes deux femmes de la conduire, je ne lui eusse fait comprendre qu’il valait la peine d’être vu. Mais poursuivez ; et voyons en quoi le sultan votre père vous a mis dans la nécessité de m’être importun : chose néanmoins qui n’arrivera pas, je vous prie d’en être persuadé. »
« Madame, poursuivit le prince Ahmed, vous avez pu remarquer que jusqu’à présent, satisfait d’être aimé de vous, je ne vous ai demandé aucune autre faveur. Après la possession d’une épouse si aimable, que pourrais-je désirer davantage ? Je n’ignore pas néanmoins quel est votre pouvoir ; mais je m’étais fait un devoir de bien me garder de le mettre à l’épreuve. Considérez donc, je vous en conjure, que ce n’est pas moi, mais le sultan mon père qui vous fait la demande indiscrète, autant qu’il me le paraît, d’un pavillon qui le mette à couvert des injures du temps quand il est en campagne, lui, toute sa cour et toute son armée, et qui tienne dans la main. Encore une fois, ce n’est pas moi, c’est le sultan mon père qui vous demande cette grâce. »
« Prince, reprit la fée en souriant, je suis fâchée que si peu de chose vous ait causé l’embarras et le tourment d’esprit que vous me faites paraître. Je vois bien que deux choses y ont contribué : l’une est la loi que vous vous êtes imposée, de vous contenter de m’aimer et d’être aimé de moi, et de vous abstenir de la liberté de me faire la moindre demande qui mît mon pouvoir à l’épreuve ; l’autre, que je ne doute pas, quoi que vous en puissiez dire, que vous vous êtes imaginé que la demande que le sultan votre père a exigé que vous me fissiez, était au-delà de ce pouvoir. Quant à la première, je vous en loue, et je vous en aimerais davantage s’il était possible. Quant à la seconde, je n’aurai pas de peine à vous faire connaître que ce que le sultan me demande est une bagatelle, et dans l’occasion, que je puis toute autre chose plus difficile. Mettez-vous donc l’esprit en repos, et soyez persuadé que bien loin de m’importuner, je me ferai toujours un très-grand plaisir de vous accorder tout ce que vous pourrez souhaiter que je fasse pour l’amour de vous. »
En achevant, la fée commanda qu’on lui fit venir sa trésorière. La trésorière vint.
« Nourgihan, lui dit la fée (c’était le nom de la trésorière), apporte-moi le pavillon le plus grand qui soit dans mon trésor. »
Nourgihan revint peu de moments après, et elle apporta un pavillon, lequel tenait non-seulement dans la main, mais même que la main pouvait cacher en la fermant, et elle le présenta à la fée sa maîtresse qui le prit et le mit entre les mains du prince Ahmed, afin qu’il le considérât.
Quand le prince Ahmed vit ce que la fée Pari-Banou appelait un pavillon, le pavillon le plus grand, disait-elle, qu’il y eût dans son trésor, il crut qu’elle voulait se moquer de lui, et les marques de sa surprise parurent sur son visage et dans sa contenance. Pari-Banou qui s’en aperçut, fit un grand éclat de rire.
« Quoi, prince, s’écria-t-elle, vous croyez donc que je veux me moquer de vous ? Vous verrez tout-à-l’heure que je ne suis pas une moqueuse. Nourgihan, dit-elle à sa trésorière, en reprenant le pavillon des mains du prince Ahmed, et en le lui remettant, va, dresse-le, que le prince juge si le sultan son père le trouvera moins grand que celui qu’il lui a demandé. »
La trésorière sortit du palais, et s’en éloigna assez pour faire en sorte que quand elle l’aurait dressé, l’extrémité vînt d’un côté jusqu’au palais. Quand elle eut fait, le prince Ahmed le trouva, non pas plus petit, mais si grand, que deux armées aussi nombreuses que celle du sultan des Indes, eussent pu y être à couvert.
« Alors, ma princesse, dit-il à Pari-Banou, je vous demande mille pardons de mon incrédulité : après ce que je vois, je ne crois pas qu’il y ait rien de tout ce que vous voudrez entreprendre, dont vous ne puissiez venir à bout. »
« Vous voyez, lui dit la fée, que le pavillon est plus grand qu’il n’est besoin ; mais vous remarquerez une chose, qu’il a cette propriété, qu’il s’agrandit ou se rapetisse à proportion de ce qui doit y être à couvert, sans qu’il soit besoin qu’on y mette la main. »

Le conte suivant : Histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette