Les trois princes n’eurent rien à répondre à la décision que le sultan venait de prononcer. Quand ils furent hors de sa présence, on leur fournit à chacun un arc et une flèche, qu’ils remirent à un de leurs officiers qui s’étaient assemblés dès qu’ils avoient appris la nouvelle de leur arrivée, et ils se rendirent, suivis d’une foule innombrable du peuple, à la plaine des exercices de chevaux.
Le sultan ne se fit pas attendre ; et dès qu’il fut arrivé, le prince Houssain, comme l’aîné, prit son arc et la flèche, et tira le premier ; le prince Ali tira ensuite, et l’on vit tomber la flèche plus loin que celle du prince Houssain ; le prince Ahmed tira le dernier, mais on perdit la sienne de vue, et personne ne la vit tomber ; on courut, on chercha ; mais quelque diligence que l’on fît, et que le prince Ahmed fît lui-même, il ne fut pas possible de trouver la flèche, ni près, ni loin. Quoiqu’il fût croyable que c’était lui qui avait tiré le plus loin, et ainsi qu’il avait mérité que la princesse Nourounnihar lui fût accordée, comme néanmoins il était nécessaire que la flèche se trouvât pour rendre la chose évidente et certaine, quelque remontrance qu’il fît au sultan, le sultan ne laissa pas de juger en faveur du prince Ali. Ainsi il donna les ordres pour les préparatifs de la solennité des noces ; et peu de jours après elles se célébrèrent avec une grande magnificence.
Le prince Houssain n’honora pas la fête de sa présence. Comme sa passion pour la princesse Nourounnihar était très-sincère et très-vive, il ne se sentit pas assez de force pour soutenir avec patience la mortification de la voir passer entre les bras du prince Ali, lequel, disait-il, ne la méritait pas mieux, ni ne l’aimait plus parfaitement que lui. Il en eut au contraire un déplaisir si sensible, qu’il abandonna la cour, et qu’il renonça au droit qu’il avait de succéder à la couronne pour aller se faire derviche et se mettre sous la discipline d’un scheikh très-fameux, lequel était dans une grande réputation de mener une vie exemplaire, et qui avait établi sa demeure et celle de ses disciples qui étaient en grand nombre, dans une agréable solitude.
Le prince Ahmed, par le même motif que le prince Houssain, n’assista pas aux noces du prince Ali et de la princesse Nourounnihar ; mais il ne renonça pas au monde comme lui. Comme il ne pouvait comprendre comment la flèche qu’il avait tirée, était pour ainsi dire devenue invisible, il se déroba à ses gens ; et résolu à la chercher de manière à n’avoir rien à se reprocher, il se rendit à l’endroit où celles des princes Houssain et Ali avoient été ramassées. De là, en marchant droit devant lui, et en regardant à droite et à gauche, il alla si loin sans trouver ce qu’il cherchait, qu’il jugea que la peine qu’il se donnoit était inutile. Attiré néanmoins comme malgré lui, il ne laissa pas de poursuivre son chemin jusqu’à des rochers fort élevés où il eût été obligé de se détourner quand il eût voulu passer outre, et ces rochers extrêmement escarpés, étaient situés dans un lieu stérile, à quatre lieues loin d’où il était parti.
En approchant de ces rochers, le prince Ahmed aperçoit une flèche, il la ramasse, il la considère, et il fut dans un grand étonnement de voir que c’était la même qu’il avait tirée.
« C’est elle, dit-il en lui-même ; mais ni moi, ni aucun mortel au monde, nous n’avons la force de tirer une flèche si loin. »
Comme il l’avait trouvée couchée par terre, et non pas enfoncée par la pointe, il jugea qu’elle avait donné contre le rocher, et qu’elle avait été renvoyée par sa résistance.
« Il y a du mystère, dit-il encore, dans une chose si extraordinaire, et ce mystère ne peut être qu’avantageux pour moi. La fortune après m’avoir affligé en me privant de la possession d’un bien qui devait, comme je l’espérais, faire le bonheur de ma vie, m’en réserve peut-être un autre pour ma consolation. »
Dans cette pensée, comme la face de ces rochers s’avançait en pointes et se reculait en plusieurs enfoncements, le prince entra dans un de ces enfoncements ; et comme il jetait les yeux de coin en coin, une porte de fer se présenta sans apparence de serrure. Il craignit qu’elle ne se fût fermée, mais en la poussant elle s’ouvrit en dedans, et il vit une descente en pente douce, sans degrés, par où il descendit avec la flèche à la main. Il crut qu’il allait entrer dans des ténèbres ; mais bientôt une autre lumière toute différente succéda à celle qu’il quittait ; et en entrant dans une place spacieuse, à cinquante ou soixante pas où environ, il aperçut un palais magnifique, dont il n’eut pas le temps d’admirer la structure admirable. En effet, en même temps une dame d’un air et d’un port majestueux, et d’une beauté à laquelle la richesse des étoiles dont elle étoit habillée, et les pierreries dont elle était ornée, n’ajoutaient aucun avantage, s’avança jusque sur le vestibule, accompagnée d’une troupe de femmes, dont il eut peu de peine à distinguer la maîtresse.
Dès que le prince Ahmed eut aperçu la dame, il pressa le pas pour aller lui rendre ses respects ; et la dame de son côté, qui le vit venir, le prévint par ces paroles, en élevant la voix :
« Prince Ahmed, dit-elle, approchez, vous êtes le bien venu. »
La surprise du prince ne fut pas médiocre, quand il s’entendit nommer dans un pays dont il n’avait jamais entendu parler, quoique ce pays fût si voisin de la capitale du sultan son père ; et il ne comprenait pas comment il pouvait être connu d’une dame qu’il ne connaissoit pas. Il aborde enfin la dame en se jetant à ses pieds ; et en se relevant : « Madame, dit-il, à mon arrivée dans un lieu où j’avois à craindre que ma curiosité ne m’eût fait pénétrer imprudemment, je vous rends mille grâces de l’assurance que vous me donnez d’être le bien venu ; mais madame, sans commettre une incivilité, oserais-je vous demander par quelle aventure il arrive, comme vous me l’apprenez vous-même, que je ne vous sois pas inconnu, à vous, dis-je, qui êtes si fort dans notre voisinage, sans que j’en aie eu connaissance qu’aujourd’hui ? »
« Prince, lui dit la dame, entrons dans le salon : j’y satisferai à votre demande plus commodément pour vous et pour moi. »
En achevant ces paroles, la dame, pour montrer le chemin au prince Ahmed, le mena dans un salon, dont la structure merveilleuse, l’or et l’azur qui en embellissaient la voûte en dôme, et la richesse inestimable des meubles, lui parurent une nouveauté si grande, qu’il en témoigna son admiration en s’écriant qu’il n’avait rien vu de semblable, et qu’il ne croyait pas qu’on pût rien voir qui en approchât.
« Je vous assure néanmoins, reprit la dame, que c’est la moindre pièce de mon palais, et vous en tomberez d’accord quand je vous en aurai fait voir tous les appartements. »
Elle monta, et elle s’assit sur un sofa ; et quand le prince eut pris place auprès d’elle, à la prière qu’elle lui en fit :
« Prince, dit-elle, vous êtes surpris, dites-vous, de ce que je vous connois sans que vous me connoissiez, votre surprise cessera quand vous saurez qui je suis. Vous n’ignorez pas, sans doute, une chose que votre religion vous enseigne, qui est que le monde est habité par des génies, aussi bien que par des hommes. Je suis fille d’un de ces génies, des plus puissans et des plus distingués parmi eux, et mon nom est Pari-Banou.
Ainsi vous devez cesser d’être surpris que je vous connaisse, vous, le sultan votre père, les princes vos frères et la princesse Nourounnihar. Je suis informée de même de votre amour et de votre voyage, dont je pourrais vous dire toutes les circonstances, puisque c’est moi qui ai fait mettre en vente à Samarcande la pomme artificielle que vous y avez achetée ; à Bisnagar, le tapis que le prince Houssain y a trouvé, et à Schiraz, le tuyau d’ivoire que le prince Ali en a rapporté. Cela doit suffire pour vous faire comprendre que je n’ignore rien de ce qui vous touche. La seule chose que j’ajoute, c’est que vous m’avez paru digne d’un sort plus heureux que celui de posséder la princesse Nourounnihar ; et que pour vous y faire parvenir, comme je me trouvais présente dans le temps que vous tirâtes la flèche, que je vois que vous tenez, et que je prévis qu’elle ne passerait pas même au-delà de celle du prince Houssain, je la pris en l’air, et lui donnai le mouvement nécessaire pour venir frapper les rochers près desquels vous venez de la trouver. Il ne tiendra qu’à vous de profiter de l’occasion qu’elle vous présente, de devenir plus heureux. »
Comme la fée Pari-Banou prononça ces dernières paroles d’un ton différent, en regardant même le prince Ahmed d’un air tendre, et en baissant aussitôt les yeux par modestie, avec une rougeur qui lui monta au visage, le prince n’eut pas de peine à comprendre de quel bonheur elle entendait parler. Il considéra tout d’une vue que la princesse Nourounnihar ne pouvait plus être à lui, et que la fée Pari-Banou la surpassait infiniment en beauté, en appas, en agréments, de même que par un esprit transcendant et par des richesses immenses, autant qu’il pouvait le conjecturer par la magnificence du palais où il se trouvait ; et il bénit le moment où la pensée lui était venue de chercher une seconde fois la flèche qu’il avait tirée ; et en cédant au penchant qui l’entraînait du côté du nouvel objet qui l’enflammait :
« Madame, reprit-il, quand je n’aurais toute ma vie que le bonheur d’être votre esclave et l’admirateur de tant de charmes qui me ravissent à moi-même, je m’estimerais le plus heureux de tous les mortels. Pardonnez-moi la hardiesse qui m’inspire de vous demander cette grâce, et ne dédaignez pas, en me la refusant, d’admettre dans votre cour un prince qui se dévoue tout à vous. »
« Prince, repartit la fée, comme il y a long-temps que je suis maîtresse de mes volontés, du consentement de mes parents, ce n’est pas comme esclave que je veux vous admettre à ma cour, mais comme maître de ma personne et de tout ce qui m’appartient et peut m’appartenir conjointement avec moi, en me donnant votre foi, et en voulant bien m’agréer pour votre épouse. J’espère que vous ne prendrez pas en mauvaise part que je vous prévienne par cette offre. Je vous ai déjà dit que je suis maîtresse de mes volontés : j’ajouterai qu’il n’en est pas de même chez les fées que chez les dames envers les hommes, lesquelles n’ont pas coutume de faire de telles avances, et tiendraient à grand déshonneur d’en user ainsi. Pour nous, nous les faisons, et nous nous tenons qu’on doit nous en avoir obligation. »