Le prince Houssain prit le tuyau d’ivoire de la main du prince Ali ; et comme il eut approché l’œil du bout que le prince Ali avait marqué en le lui présentant, avec intention de voir la princesse Nourounnihar, et d’apprendre comment elle se portait, le prince Ali et le prince Ahmed, qui avoient les yeux sur lui, furent extrêmement étonnés de le voir tout-à-coup changer de visage, d’une manière qui marquait une surprise extraordinaire, jointe à une grande affliction. Le prince Houssain ne leur donna pas le temps de lui en demander le sujet.
« Princes, s’écria-t-il, c’est inutilement que vous et moi nous avons entrepris un voyage si pénible dans l’espérance d’en être récompensés par la possession de la charmante Nourounnihar : dans peu de moments cette aimable princesse ne sera plus en vie ; je viens de la voir dans son lit, environnée de ses femmes et de ses eunuques qui sont en pleurs, et qui paroissent n’attendre autre chose que de la voir rendre l’âme. Tenez, vojez-la vous-même dans ce pitoyable état, et joignez vos larmes aux miennes. »
Le prince Ali reçut le tuyau d’ivoire de la main du prince Houssain ; il regarda : après avoir vu le même objet avec un déplaisir sensible, il le présenta au prince Ahmed, afin qu’il vît aussi un spectacle si triste et si affligeant, qui devait les intéresser tous également.
Quand le prince Ahmed eut pris le tuyau d’ivoire des mains du prince Ali, qu’il eut regardé, et qu’il eut vu la princesse Nourounnihar si peu éloignée de la fin de ses jours, il prit la parole, et en l’adressant aux deux princes ses frères :
« Princes, dit-il, la princesse Nourounnihar, qui fait également le sujet de nos vœux, est véritablement dans un état qui l’approche de la mort de bien près ; mais autant qu’il me le paraît, pourvu que nous ne perdions pas de temps, il y a encore lieu de la préserver de ce moment fatal. »
Alors le prince Ahmed tira de son sein la pomme artificielle qu’il avait acquise ; et en la montrant aux princes ses frères, il leur dit :
« La pomme que vous voyez ne m’a pas moins coûté que le tapis et que le tuyau d’ivoire que vous avez apporté chacun de votre voyage. L’occasion qui se présente de vous en faire voir la vertu merveilleuse, fait que je ne regrette pas les quarante bourses qu’elle m’a coûtées. Pour ne vous pas tenir en suspens, elle a la vertu qu’un malade en la sentant, même à l’agonie, recouvre la santé sur-le-champ : l’expérience que j’en ai faite m’empêche d’en douter ; et je puis vous en faire voir l’effet à vous-mêmes, en la personne de la princesse Nourounnihar, si nous faisons la diligence que nous devons pour la secourir. »
« Si cela est ainsi, reprit le prince Houssain, nous ne pouvons faire une plus grande diligence, qu’en nous transportant à l’instant jusque dans la chambre de la princesse, par le moyen de mon tapis. Ne perdons pas de temps, approchez-vous, asseyez-vous-y comme moi, il est assez grand pour nous contenir tous trois sans nous presser ; mais avant toute chose, donnons ordre chacun à notre domestique de partir ensemble incessamment, et de venir nous trouver au palais. «
Quant cet ordre fut donné, le prince Ali et le prince Ahmed s’assirent sur le tapis avec le prince Houssain ; et comme ils avoient tous trois le même intérêt, ils formèrent aussi tous trois le même désir d’être transportés dans la chambre de la princesse Nourounnihar. Leur désir fut exécuté ; et ils furent transportés si promptement, qu’ils s’aperçurent qu’ils étaient arrivés au lieu où ils avoient souhaité, et nullement qu’ils étaient partis de celui qu’ils venaient de quitter.
La présence des trois princes si peu attendue, effraya les femmes et les eunuques de la princesse, qui ne comprenaient pas par quel enchantement trois hommes se trouvaient au milieu d’eux. Ils les méconnurent même d’abord, et les eunuques étaient près de se jeter sur eux comme sur des gens qui avoient pénétré jusque dans un lieu dont il ne leur était pas même permis d’approcher ; mais ils revinrent bientôt de leur erreur, en les reconnaissant pour ce qu’ils étaient.
Le prince Ahmed ne se vit pas plutôt dans la chambre de Nourounnihar, et il n’eut pas plutôt aperçu cette princesse mourante, qu’il se leva de dessus le tapis, ce que firent aussi les deux autres princes, s’approcha du lit et lui mit la pomme merveilleuse sous les narines. Quelques moments après la princesse ouvrit les yeux, tourna la tête de côté et d’autre, en regardant les personnes qui l’environnaient, et elle se mit sur son séant en demandant à s’habiller, avec la même liberté et la même connaissance que si elle n’eût fait que de se réveiller après un long sommeil. Ses femmes lui eurent bientôt appris d’une manière qui marquait leur joie, que c’était aux trois princes ses cousins, et particulièrement au prince Ahmed, qu’elle avait l’obligation du recouvrement si subit de sa santé. Aussitôt, en témoignant la joie qu’elle avait de les revoir, elle les remercia tous ensemble, et le prince Ahmed en particulier. Comme elle avait demandé à s’habiller, les princes se contentèrent de lui marquer combien était grand le plaisir qu’ils avoient d’être arrivés assez à temps pour contribuer chacun en quelque chose à la tirer du danger évident où ils l’avoient vue, et les vœux ardens qu’ils faisaient pour la longue durée de sa vie, après quoi ils se retirèrent.
Pendant que la princesse s’habillait, les princes, en sortant de son appartement, allèrent se jeter aux pieds du sultan leur père et lui rendre leurs respects ; et en paraissant devant lui, ils trouvèrent qu’ils avoient été prévenus par le principal eunuque de la princesse qui l’informait de leur arrivée imprévue, et de quelle manière la princesse venait d’être guérie parfaitement par leur moyen. Le sultan les embrassa avec une joie d’autant plus grande, qu’en même temps qu’il les voyait de retour, il apprenait que la princesse sa nièce, qu’il aimait comme si elle eût été sa propre fille, après avoir été abandonnée par les médecins, venait de recouvrer la santé d’une manière toute merveilleuse. Après les compliments de part et d’autre, ordinaires dans une pareille occasion, les princes lui présentèrent chacun la rareté qu’ils avoient apportée : le prince Houssain, le tapis qu’il avait eu soin de reprendre en sortant de la chambre de la princesse ; le prince Ali, le tuyau d’ivoire ; et le prince Ahmed, la pomme artificielle ; et après en avoir fait l’éloge, chacun en la lui mettant entre les mains, à son rang, ils le supplièrent de prononcer sur celle à laquelle il donnait la préférence, et ainsi de déclarer auquel des trois il donnait la princesse Nourounnihar pour épouse, selon sa promesse.
Le sultan des Indes, après avoir écouté avec bienveillance tout ce que les princes voulurent lui représenter à l’avantage de ce qu’ils avoient apporté, sans les interrompre, et bien informé de ce qui venait de se passer dans la guérison de la princesse Nourounnihar, demeura quelque temps dans le silence, comme s’il eût pensé à ce qu’il avait à leur répondre. Il l’interrompit enfin, et il leur tint ce discours plein de sagesse :
« Mes enfants, dit-il, je déclarerais l’un de vous, avec un grand plaisir, si je pouvoir le faire avec justice ; mais considérez vous-mêmes si je le puis. Vous, prince Ahmed, il est vrai que la princesse ma nièce est redevable de sa guérison à votre pomme artificielle ; mais je vous demande, la lui eussiez-vous procurée, si auparavant le tuyau d’ivoire du prince Ali ne vous eût donné lieu de connaître le danger où elle était, et que le tapis du prince Houssain ne vous eût servi à venir la secourir promptement ? Vous, prince Ali, votre tuyau d’ivoire a servi à vous faire connaître, à vous et aux princes vos frères, que vous alliez perdre la princesse votre cousine, et en cela il faut convenir qu’elle vous a une grande obligation. Il faut aussi que vous conveniez que cette connoissance seroit demeurée inutile pour le bien qui lui en est arrivé, sans la pomme artificielle et sans le tapis. Et vous enfin, prince Houssain, la princesse serait une ingrate si elle ne vous marquait sa reconnaissance en considération de votre tapis, qui s’est trouvé si nécessaire pour lui procurer la guérison. Mais considérez qu’il n’eût été d’aucun usage pour y contribuer, si vous n’eussiez eu connaissance de la maladie par le moyen du tuyau d’ivoire du prince Ali, et que le prince Ahmed n’eût employé sa pomme artificielle pour la guérir. Ainsi, comme ni le tapis, ni le tuyau d’ivoire, ni la pomme artificielle ne donnent pas la moindre préférence à l’un plus qu’à l’autre, mais au contraire une parfaite égalité à chacun, et que je ne puis accorder la princesse Nourounnihar qu’à un seul, vous voyez vous-même que le seul fruit que vous avez rapporté de votre voyage, est la gloire d’avoir contribué également à lui rendre la santé.
» Si cela est vrai, ajouta le sultan, vous voyez aussi que c’est à moi à recourir à une autre voie, pour me déterminer certainement au choix que je dois faire entre vous. Comme il y a encore du temps jusqu’à la nuit, c’est ce que je veux faire dès aujourd’hui. Allez donc, prenez chacun un arc et une flèche, et rendez-vous hors de la ville à la grande plaine des exercices de chevaux ; je vais me préparer pour m’y rendre, et je déclare que je donnerai la princesse Nourounnihar pour épouse à celui de vous qui aura tiré le plus loin.
» Au reste, je n’oublie pas que je dois vous remercier en général, et chacun en particulier, comme je le fais, du présent que vous m’avez apporté. J’ai bien des raretés dans mon cabinet, mais il n’y a rien qui approche de la singularité du tapis, du tuyau d’ivoire et de la pomme artificielle, dont je vais l’augmenter et l’enrichir. Ce sont trois pièces qui vont y tenir le premier lieu, et que j’y conserverai précieusement, non pas par simple curiosité, mais pour en tirer dans les occasions l’usage avantageux que l’on peut en faire. »