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Histoire du prince Ahmed, et de la fée Pari-Banou

Le prince Ali ne refusa pas l’offre obligeante du marchand ; et peu de temps après qu’il se fut assis, le crieur repassa. Comme le marchand l’eut appellé par son nom, il s’approcha. Alors en lui montrant le prince Ali, il lui dit :
« Répondez à ce seigneur qui demande si vous êtes dans votre bon sens, de crier à trente bourses un tuyau d’ivoire qui paraît de si peu de valeur. J’en serais étonné moi-même, si je ne savais pas que vous êtes un homme sage. »
Le crieur en s’adressant au prince Ali, lui dit :
« Seigneur, vous n’êtes pas le seul qui me traite de fou, à l’occasion de ce tuyau ; mais vous jugerez vous-même si je le suis quand je vous en aurai dit la propriété, et j’espère qu’alors vous y mettrez une enchère, comme ceux à qui je l’ai déjà montré, qui avoient une aussi mauvaise opinion de moi que vous.
« Premièrement, Seigneur, poursuivit le crieur, en présentant le tuyau au prince, remarquez que ce tuyau est garni d’un verre à chaque extrémité, et considérez qu’en regardant par l’un des deux, quelque chose qu’on puisse souhaiter de voir, on la voit aussitôt. »
« Je suis prêt à vous faire réparation d’honneur, reprit le prince Ali, si vous me faites connaître la vérité de ce que vous avancez. » Et comme il avait le tuyau à la main, après avoir observé les deux verres : « montrez-moi, continua-t-il, par où il faut regarder, afin que je m’en éclaircisse. »
Le crieur le lui montra. Le prince regarda, et en souhaitant de voir le sultan des Indes son père, il le vit en parfaite santé, assis sur son trône au milieu de son conseil. Ensuite, comme après le sultan il n’avait rien de plus cher au monde que la princesse Nourounnihar, il souhaita de la voir, et il la vit assise à sa toilette, environnée de ses femmes, riante et de belle humeur.
Le prince Ali n’eut pas besoin d’autre preuve pour se persuader que ce tuyau était la chose la plus précieuse qu’il y eût alors, non-seulement dans la ville de Schiraz, mais même dans tout l’univers ; et il crut que s’il négligeait de l’acheter, jamais il ne rencontrerait une rareté pareille à remporter de son voyage, ni à Schiraz, quand il y demeurerait dix ans, ni ailleurs. Il dit au crieur :
« Je me rétracte de la pensée déraisonnable que j’ai eue de votre peu de bon sens, mais je crois que vous serez pleinement satisfait de la réparation que je suis prêt à vous en faire, en achetant le tuyau. Comme je serais fâché qu’un autre que moi le possédât, dites-moi au juste à quel prix le vendeur le fixe : sans vous donner la peine de le crier davantage, et de vous fatiguer à aller et venir, vous n’aurez qu’à venir avec moi, je vous en compterai la somme. »
Le crieur lui assura avec serment qu’il avait ordre de lui en porter quarante bourses ; et pour peu qu’il en doutât, qu’il était prêt à le mener à lui-même. Le prince Indien ajouta foi à sa parole : il l’emmena avec lui ; et quand ils furent arrivés au khan où était son logement, il lui compta les quarante bourses en belle monnaie d’or, et de la sorte il demeura possesseur du tuyau d’ivoire.
Quand le prince Ali eut fait cette acquisition, la joie qu’il en eut fut d’autant plus grande, que les princes ses frères, comme il se le persuada, n’auraient rencontré rien d’aussi rare et aussi digne d’admiration ; et ainsi que la princesse Nourounnihar serait la récompense des fatigues de son voyage. Il ne songea plus qu’à prendre connaissance de la cour de Perse sans se faire connaître, et qu’à voir ce qu’il y avait de plus curieux à Schiraz et aux environs, en attendant que la caravane avec laquelle il était venu, reprît la route des Indes. Il avait achevé de satisfaire sa curiosité quand la caravane fut en état de partir. Le prince ne manqua pas de s’y joindre, et elle se mit en chemin. Aucun accident ne troubla ni n’interrompit la marche ; et sans autre incommodité que la longueur ordinaire des journées et la fatigue du voyage, il arriva heureusement au rendez-vous, où le prince Houssain étoit déjà arrivé. Le prince l’y trouva, et il resta avec lui en attendant le prince Ahmed.
Le prince Ahmed avait pris le chemin de Samarcande ; et comme dès le lendemain de son arrivée il eut imité les deux princes ses frères, et qu’il se fut rendu au bezestein, à peine il y était entré qu’un crieur se présenta devant lui avec une pomme artificielle à la main, qu’il criait à trente-cinq bourses. Il arrêta le crieur, en lui disant :
« Montrez-moi cette pomme, et apprenez-moi quelle vertu ou quelle propriété si extraordinaire elle peut avoir pour être criée à un si haut prix ? »
En la lui mettant dans la main, afin qu’il l’examinât :
« Seigneur, lui dit le crieur, cette pomme, à ne la regarder que par l’extérieur, est véritablement peu de chose ; mais si on en considère les propriétés, les vertus, et l’usage admirable qu’on en peut faire pour le bien des hommes, on peut dire qu’elle n’a pas de prix, et il est certain que celui qui la possède, possède un trésor. En effet, il n’y a pas de malade affligé de quelque maladie mortelle que ce soit, comme de fièvre continue, de fièvre pourprée, de pleurésie, de peste, et d’autres maladies de cette nature, même moribond, qu’elle ne guérisse, et auquel elle ne fasse sur-le-champ recouvrer la santé aussi parfaite, que si jamais de sa vie il n’eut été malade ; et cela se fait par le moyen du monde le plus facile, puisque c’est simplement en la faisant flairer par la personne. »
« Si l’on vous en doit croire, reprit le prince Ahmed, voilà une pomme d’une vertu merveilleuse, et l’on peut dire qu’elle n’a pas de prix ; mais sur quoi peut se fonder un honnête homme comme moi qui aurait envie de l’acheter, pour se persuader qu’il n’y a ni déguisement ni exagération dans l’éloge que vous en faites ? »
« Seigneur, repartit le crieur, la chose est connue et avérée dans toute la ville de Samarcande ; et sans aller plus loin, interrogez tous les marchands qui sont ici rassemblés, vous verrez ce qu’ils vous en diront, et vous en trouverez qui ne vivraient pas aujourd’hui, comme ils vous le témoigneront eux-mêmes, s’ils ne se fussent servis de cet excellent remède. Pour vous faire mieux comprendre ce qui en est, c’est le fruit de l’étude et des veilles d’un philosophe très-célèbre de cette ville, qui s’était appliqué toute sa vie à la connaissance de la vertu des plantes et des minéraux, et qui enfin était parvenu à en faire la composition que vous voyez, par laquelle il a fait dans cette ville des cures si surprenantes, que jamais sa mémoire n’y sera en oubli. Une mort si subite, qu’elle ne lui donna pas le temps de faire lui-même son remède souverain, l’enleva il y a peu de temps ; et sa veuve, qu’il a laissée avec très-peu de bien, et chargée d’un nombre d’enfants en bas âge, s’est enfin résolue à la mettre en vente, pour se mettre plus à l’aise elle et sa famille. »

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