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Histoire du prince Ahmed, et de la fée Pari-Banou

Ce discours du crieur fit que le prince des Indes, en considérant que le motif principal de son voyage, etait d’en rapporter au sultan son père quelque rareté singulière dont on n’eût pas entendu parler, jugea qu’il n’en pouvait acquérir aucune dont le sultan dut être plus satisfait.
« Si le tapis, dit-il au crieur, avait la vertu que tu lui donnes, non-seulement je ne trouverais pas que ce serait l’acheter trop chèrement que d’en donner les quarante bourses qu’on en demande, je pourrais même me résoudre à m’en accommoder pour le prix, et avec cela, je te ferais un présent dont tu aurais lieu d’être content. »
« Seigneur, reprit le crieur, je vous ai dit la vérité, et il sera aisé de vous en convaincre dès que vous aurez arrêté le marché à quarante bourses, en y mettant la condition que je vous en ferai voir l’expérience. Alors, comme vous n’avez pas ici les quarante bourses, et qu’il faudrait que pour les recevoir je vous accompagnasse jusqu’au khan où vous devez être logé comme étranger, avec la permission du maître de la boutique, nous entrerons dans l’arrière-boutique, j’y étendrai le tapis, et quand nous y serons assis vous et moi, que vous aurez formé le souhait d’être transporté avec moi dans l’appartement que vous avez pris dans le khan, si nous n’y sommes pas transportés sur le champ, il n’y aura pas de marché fait, et vous ne serez tenu à rien. Quant au présent, comme c’est au vendeur à me récompenser de ma peine, je le recevrai comme une grâce que vous aurez bien voulu me faire, et dont je vous aurai l’obligation. »
Sur la bonne foi du crieur, le prince accepta le parti. Il conclut le marché sous la condition proposée, et il entra dans l’arrière-boutique du marchand, après en avoir obtenu la permission. Le crieur étendit le tapis, ils s’assirent dessus l’un et l’autre ; et dès que le prince eût formé le désir d’être transporté au khan dans son appartement, il s y trouva avec le crieur dans la même situation. Comme il n’avait pas besoin d’autre certitude de la vertu du tapis, il compta au crieur la somme des quarante bourses en or, et il y ajouta un présent de vingt pièces d’or dont il gratifia le crieur.
De la sorte, le prince Houssain demeura possesseur du tapis avec une joie extrême d’avoir acquis à son arrivée à Bisnagar une pièce si rare, qui devait, comme il n’en doutait pas, lui valoir la possession de Nourounnihar. En effet, il tenait comme une chose impossible que les princes ses cadets rapportassent rien de leur voyage qui pût entrer en comparaison avec ce qu’il avait rencontré si heureusement. Sans faire un plus long séjour à Bisnagar, il pouvait, en s’asseyant sur le tapis, se rendre le même jour au rendez-vous dont il était convenu avec eux ; mais il eût été obligé de les attendre trop long-temps : cela fit que curieux de voir le roi de Bisnagar et sa cour, et de prendre connaissance des forces, des lois, des coutumes, de la religion et de l’état de tout le royaume, il résolut d’employer quelques mois à satis- faire sa curiosité.
La coutume du roi de Bisnagar était de donner accès auprès de sa personne une fois la semaine aux marchands étrangers. Ce fut sous ce titre que le prince Houssain, qui ne voulait point passer pour ce qu’il était, le vit plusieurs fois ; et comme ce prince, qui d’ailleurs était très-bien fait de sa personne, avait infiniment d’esprit, et qu’il était d’une politesse achevée (c’était par où il se distinguait des marchands avec lesquels il paraissait devant le roi), c’était à lui, préférableraent aux marchands, qu’il adressait la parole pour s’informer de la personne du sultan des Indes, des forces, des richesses et du gouvernement de son empire.
Les autres jours, le prince les employait à voir ce qu’il y avait de plus remarquable dans la ville et aux environs. Entr’autres choses dignes d’être admirées, il vit un temple d’idoles, dont la structure était particulière, en ce qu’elle était toute de bronze ; il avait dix coudées en quarré dans son assiette, et quinze en hauteur ; et ce qui en faisait la plus grande beauté, était une idole d’or massif, de la hauteur d’un homme, dont les yeux étaient deux rubis, appliqués avec tant d’art, qu’il semblait à ceux qui la regardaient, qu’elle avait les yeux sur eux, de quel côté qu’ils se tournassent pour la voir. Il en vit une autre qui n’était pas moins admirable. C’était dans un village : il y avait une plaine d’environ dix arpens, laquelle n’était qu’un jardin délicieux, parsemé de roses et d’autres fleurs agréables à la vue, et tout cet espace était environné d’un petit mur environ à hauteur d’appui, pour empêcher que les animaux n’en approchassent. Au milieu de la plaine, il s’élevait une terrasse à hauteur d’homme, revêtue de pierres jointes ensemble, avec tant de soin et d’industrie, qu’il semblait que ce ne fût qu’une seule pierre. Le temple, qui était en dôme, était posé au milieu de la terrasse, haut de cinquante coudées, ce qui faisait qu’on le découvrait de plusieurs lieues à l’entour. La longueur était de trente, et la largeur de vingt ; et le marbre rouge dont il était bâti, était extrêmement poli. La voûte du dôme était ornée de trois rangs de peintures fort vives et de bon goût ; et tout le temple était généralement rempli de tant d’autres peintures, de bas-reliefs et d’idoles, qu’il n’y avait aucun endroit où il n’y en eût depuis le haut jusqu’au bas.
Le soir et le matin, on faisait des cérémonies superstitieuses dans ce temple, lesquelles étaient suivies de jeux, de concerts d’instruments, de danses, de chants et de festins ; et les ministres du temple et les habitants du lieu, ne subsistent que des offrandes que les pèlerins en foule y apportent des endroits les plus éloignés du royaume, pour s’acquitter de leurs vœux.
Le prince Houssain fut encore spectateur d’une fête solennelle qui se célèbre tous les ans à la cour de Bisnagar, à laquelle les gouverneurs des provinces, les commandants des places fortifiées, les gouverneurs et les juges des villes, et les Brahmines les plus célèbres par leur doctrine, sont obligés de se trouver : il y en a de si éloignés, qu’ils ne mettent pas moins de quatre mois à s’y rendre. L’assemblée, composée d’une multitude innombrable d’Indiens, se tient dans une plaine d’une vaste étendue, où ils font un spectacle surprenant, tant que la vue peut s’étendre. Comme au centre de cette plaine il y avait une place d’une grande longueur et très-large, fermée d’un côté par un bâtiment superbe en forme d’échafaudage à neuf étages, soutenu par quarante colonnes, et destiné pour le roi, pour sa cour et pour les étrangers qu’il honorait de son audience une fois la semaine ; en dedans, il était orné et meublé magnifiquement, et au dehors, peint de paysages, où l’on voyait toutes sortes d’animaux, d’oiseaux, d’insectes, et même de mouches et de moucherons, le tout au naturel ; et d’autres échafauds, hauts au moins de quatre ou de cinq étages, et peints à-peu-près les uns de même que les autres, formaient les trois autres côtés ; et ces échafauds avoient cela de particulier, qu’on les faisait tourner et changer de face et de décoration d’heure en heure.
De chaque côté de la place, à peu de distance les uns des autres, étaient rangés mille éléphants, avec des harnois d’une grande somptuosité, chargés chacun d’une tour quarrée de bois doré, et des joueurs d’instruments ou des farceurs dans chaque tour. La trompe de ces éléphants, leurs oreilles et le reste du corps étaient peints de cinabre et d’autres couleurs qui représentaient des figures grotesques.
Dans tout ce spectacle, ce qui fit admirer davantage au prince Houssain l’industrie, l’adresse et le génie inventif des Indiens, fut de voir un des éléphans le plus puissant et le plus gros, les quatre pieds posés sur l’extrémité d’un poteau enfoncé perpendiculairement, et hors de terre d’environ deux pieds, jouer en battant l’air de sa trompe, à la cadence des instrumens. Il n’admira pas moins un autre éléphant, non moins puissant, au bout d’une poutre posée en travers sur un poteau, à la hauteur de dix pieds, avec une pierre d’une grosseur prodigieuse attachée et suspendue à l’autre bout qui lui servoit de contre-poids, par le moyen duquel, tantôt haut, tantôt bas, en présence du roi et de sa cour, il marquoit par les mouvemens de son corps et de sa trompe, les cadences des instrumens, de même que l’autre éléphant. Les Indiens, après avoir attaché la pierre de contre-poids, avoient attiré l’autre bout jusqu’en terre à force d’hommes, et y avoient fait monter l’éléphant.
Le prince Houssain eût pu faire un plus long séjour à la cour et dans Je royaume de Bisnagar : une infinité d’autres merveilles eussent pu l’y arrêter agréablement jusqu’au dernier jour de l’année révolue dont les princes ses frères et lui étaient convenus pour se rejoindre ; mais pleinement satisfait de ce qu’il avait vu, comme il était continuellement occupé de l’objet de son amour, et que depuis l’acquisition qu’il avait faite, la beauté et les charmes de la princesse Nourounnihar augmentaient de jour en jour la violence de sa passion, il lui sembla qu’il aurait l’esprit plus tranquille, et qu’il serait plus près de son bonheur quand il se serait approché d’elle. Après avoir satisfait le concierge du khan pour le louage de l’appartement qu’il y avait occupé, et lui avoir marqué l’heure à laquelle il pourrait venir prendre la clef qu’il laisserait à la porte, sans lui avoir marqué de quelle manière il partirait, il y rentra en fermant la porte sur lui et en y laissant la clef. Il étendit le tapis, et s’y assit avec l’officier qu’il avait amené avec lui. Alors il se recueillit en lui-même ; et après avoir souhaité sérieusement d’être transporté au gîte où les princes ses frères dévoient se rendre comme lui, il s’aperçut bientôt qn’il y était arrivé. Il s’y arrêta, et sans se faire connaître que pour un marchand, il les attendit.
Le prince Ali, frère puîné du prince Houssain, qui avait projeté de voyager en Perse, pour se conformer à l’intention du sultan des Indes, en avait pris la route avec une caravane, à laquelle il s’était joint à la troisième journée après sa séparation d’avec les deux princes ses frères. Après une marche de près de quatre mois il arriva enfin à Schiraz, qui était alors la capitale du royaume de Perse. Comme il avait fait amitié et société en chemin avec un petit nombre de marchands, sans se faire connaître pour autre que pour marchand joaillier, il prit logement avec eux dans un même khan.
Le lendemain, pendant que les marchands ouvraient leurs ballots de marchandises, le prince Ali qui ne voyageait que pour son plaisir, et qui ne s’était embarrassé que des choses nécessaires pour le faire commodément, après avoir changé d’habit, se fit conduire au quartier où se vendaient les pierreries, les ouvrages en or et en argent, brocards, étoffes de soie, toiles fines, et les autres marchandises les plus rares et les plus précieuses. Ce lieu qui était spacieux et bâti solidement, était voûté, et la voûte était soutenue de gros piliers, autour desquels les boutiques étaient ménagées de même que le long des murs, tant en dedans qu’en dehors, et il était connu communément à Schiraz sous le nom de bezestein. D’abord le prince Ali parcourut le bezestein en long et en large de tous les côtés, et il jugea avec admiration, des richesses qui y étaient renfermées par la quantité prodigieuse des marchandises les plus précieuses qu’il y vit étalées. Parmi tous les crieurs qui allaient et venoient, chargés de différentes pièces, en les criant à l’encan, il ne fut pas peu surpris d’en voir un qui tenoit à la main un tuyau d’ivoire, long d’environ un pied, et de la grosseur d’un peu plus d’un pouce, qu’il criait à trente bourses [5]. Il s’imagina d’abord que le crieur n’était pas dans son bon sens. Pour s’en éclaircir, en s’approchant de la boutique d’un marchand :
« Seigneur, dit-il au marchand, en lui montrant le crieur, dites-moi, je vous prie, si je me trompe ? Cet homme qui crie un petit tuyau d’ivoire à trente bourses, a-t-il l’esprit bien sain ? »
« Seigneur, répondit le marchand, à moins qu’il ne l’ait perdu depuis hier, je puis vous assurer que c’est le plus sage de tous nos crieurs, et le plus employé, comme celui en qui l’on a le plus de confiance, quand il s’agit de la vente de quelque chose de grand prix ; et quant au tuyau qu’il crie à trente bourses, il faut qu’il les vaille et même davantage, par quelqu’endroit qui ne paraît pas. Il va repasser dans un moment, nous l’appellerons, et vous vous en informerez par vous-même ; asseyez-vous cependant sur mon sofa, et reposez-vous. »

Notes

[5Quinze mille écus. La bourse vaut cinq cent écus.

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