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Histoire d’Alaeddin

Alaeddin ordonna de décharger les mules, et de dresser les tentes. Vers le milieu de la nuit, il fut obligé de se lever, et aperçut quelque chose qui brillait dans le lointain. Il vint aussitôt en informer son guide, et lui demanda ce que ce pouvait être ? Kemaleddin se leva ; et en examinant attentivement, il vit que cette lumière était produite par l’éclat des lances et des cimeterres dont une troupe d’Arabes Bédouins était armée.
Ils se virent bientôt investis par les brigands, qui fondirent sur eux en criant : « Ô fortune ! Ô butin ! » Kemaleddin leur cria de son côté : « Retirez-vous, fuyez loin d’ici, infames voleurs, les plus vils et les plus méprisables des Arabes ! » Et en même temps il s’avança à leur rencontre ; mais le chef de la troupe, nommé le Scheikh Aglan Abou Nab, lui porta un si rude coup de lance, que le fer traversa sa poitrine de part en part, et le renversa mort à l’entrée de sa tente. Le sacca [3], ou serviteur, chargé d’abreuver les animaux, s’étant ensuite présenté devant les brigands, en criant pareillement, et en faisant éclater son mépris pour eux, un Arabe le frappa sur le cou avec son cimeterre, et l’étendit mort à ses pieds.
Alaeddin, saisi de teneur à ce spectacle, resta immobile dans un coin de sa tente, et échappa ainsi à la fureur des brigands. Les Bédouins massacrèrent impitoyablement tous ses gens, rechargèrent promptement les mules, les attachèrent à la queue l’une de l’autre, et s’éloignèrent.
Alaeddin ayant repris ses esprits, dit en lui -même : « Les brigands peuvent revenir, et ne m’épargneront pas s’ils m’aperçoivent. » Il ôta donc son habit, ne garda que sa chemise et son caleçon, et se jeta ainsi par terre, au milieu du sang et des cadavres dont la terre était jonchée.
Comme les Bédouins s’éloignaient avec leur butin, Abou Nab leur demanda si la caravane qu’ils venaient d’attaquer venait d’Égypte, ou si elle sortait de Bagdad ? Quand ils lui eurent dit qu’elle venait d’Égypte, il les invita à retourner sur le champ de bataille : « Car, dit-il, je soupçonne fort que le chef de cette caravane n’est pas mort. »
Les Bédouins revinrent aussitôt sur leurs pas, et se mirent à retourner et à frapper les cadavres avec la pointe de leurs lances. Quand ils arrivèrent auprès d’Alaeddin, un d’eux, qui s’aperçut qu’il étoit en vie, s’écria : « Ah, ah, tu contrefais donc le mort ; mais attends, je vais bientôt t’expédier ! » En disant cela, il se mit en devoir de lui enfoncer sa lance dans la poitrine.
Dans cet instant critique, Alaeddin ayant adressé une fervente prière au bienheureux Abdalcader Algilani, aperçut une main qui détournait la lance du Bédouin de sa poitrine sur celle de son guide Kemaleddin alakam. Le Bédouin retira sa lance avec violence, et revint sur Alaeddin ; mais la même main dirigea le coup sur la poitrine du sacca ; et le brigand croyant avoir frappé sa victime, rejoignit ses camarades, qui s’éloignèrent au plus vite.
Alaeddin avant levé la tête, et voyant que les Arabes avoient disparu avec leur butin [4], se leva, et se mit à courir de toutes ses forces. Abou Nab s’étant retourné dans ce moment, s’écria : « Camarades, je vois quelqu’un s’enfuir ! » Un des brigands se détacha aussitôt de la bande, et cria de toutes ses forces : « Tu as beau fuir, je t’aurai bientôt attrapé. » En même temps il piqua son cheval, et courut à toute bride sur Alaeddin.

Alaeddin aperçut alors devant lui un réservoir d’eau, près duquel était une citerne. Il grimpa vivement sur le mur de cette citerne, s’y étendit de tout son long, et fit semblant de dormir. Il se recommanda à Dieu, et le supplia de le dérober à tous les regards. Le Bédouin s’étant approché de lui, et s’étant dressé sur ses étriers pour le saisir, Alaeddin fit une seconde prière semblable à celle qu’il venait de faire. Aussitôt un scorpion sortit de son trou, et piqua si vivement la main du Bedouin, qu’il se mit à appeler ses camarades, et à leur crier qu’il était mort. Les brigands étant accourus, et l’ayant trouvé étendu par terre, le remirent sur son cheval, et s’informèrent de l’accident qui venait de lui arriver.

Ayant appris qu’il avait été piqué par un scorpion, ils craignirent que cet endroit n’en fût rempli, et ne songèrent qu’à s’enfuir. Ils emmenèrent promptement leur camarade, et rejoignirent le reste de la troupe qui disparut bientôt. Pour Alaeddin, comme il était accablé de fatigue, il s’endormit profondément sur le mur de la citerne.

Cependant Mahmoud Albalkhy, après le brusque départ d’Alaeddin, avait fait charger ses bagages, et avait continué sa route vers Bagdad. Arrivé dans la forêt du Lion, il éprouva un sentiment de joie à la vue des cadavres dont il vit la terre couverte. Comme il approchait du réservoir et de la citerne, sa mule, pressée par la soif, se pencha pour boire ; mais voyant dans l’eau l’ombre d’Alaeddin, elle recula tout effrayée. Mahmoud ayant levé les yeux, aperçut Alaeddin en chemise et en caleçon, qui dormait sur le bord de la citerne. L’ayant réveillé, il lui demanda qui pouvait l’avoir réduit dans un si triste état ? Alaeddin lui ayant dit que c’étaient les Arabes Bedouins, le vieux marchand le consola, l’invita à descendre, et le fit monter sur une de ses mules. Ils prirent ensemble le chemin de Bagdad, où ils arrivèrent d’assez bonne heure. Mahmoud conduisit Alaeddin à sa maison, et le fit entrer dans une salle de bain. Au sortir du bain il l’introduisit dans un appartement, où l’or brillait de tous côtés, et qui était meublé d’une manière magnifique. « Les Arabes vous ont tout pris, lui dit-il ; vous avez perdu vos richesses et vos bagages ; mais si vous voulez être docile, je vous donnerai plus de richesses que vous n’en possédiez. »

On servit un souper délicat ; Mahmoud et Alaeddin se mirent à table. Après le repas, le vieux marchand s’approcha du jeune homme, et voulut l’embrasser ; mais celui-ci le repoussa et lui dit avec fermeté :

« Je croyais vous avoir fait assez connaître l’horreur que m’inspirent de pareils sentiments, pour vous obliger à y renoncer. » Mahmoud, sans se rebuter encore, crut pouvoir profiter de l’état malheureux où était Alaeddin, et lui fit entendre que les habillements, la mule, les marchandises qu’il devait lui donner, méritaient de sa part quelque reconnaissance. « Garde tes vêtements, ta mule et tes marchandises, répondit fièrement Alaeddin, et fais-moi ouvrir la porte pour que je m’éloigne à jamais de ta présence. » Mahmoud, déconcerté par la résolution d’Alaeddin, lui fit ouvrir les portes.

Alaeddin ayant fait quelques pas dans la rue, se trouva près d’une mosquée, et se retira sous le vestibule. Au bout de quelque temps, il aperçut de loin une lumière qui paraissait se diriger vers l’endroit où il était. Il reconnut bientôt que cette lumière était produite par les flambeaux qu’on portait devant deux marchands, dont l’un était un vieillard d’une figure majestueuse, et l’autre un jeune homme.

« Mon cher oncle, disait le jeune homme au vieillard , au nom de Dieu, rendez-moi ma cousine ! » « Je vous ai déjà dit plusieurs fois, lui répondit le vieillard, que cela était impossible : n’avez-vous pas vous-même fait prononcer le divorce ? »

Le vieillard ayant aperçu en ce moment Alaeddin, fut surpris de sa beauté et de sa bonne grâce, et le salua d’une manière gracieuse. Alaeddin lui ayant rendu très-poliment son salut, le vieillard lui demanda qui il était ?

« Je me nomme Alaeddin, répondit-il ; je suis fils de Schemseddin, syndic des marchands du Caire. Ayant fait connaître à mon père l’envie que j’avais de faire le commerce, il m’a fait préparer cinquante ballots de marchandises et d’étoffes précieuses, et m’a donné dix mille pièces d’or. J’ai quitté le Caire, et j’ai dirigé ma route vers ces contrées ; mais à peine suis-je entré dans la forêt du Lion, qu’une troupe d’Arabes Bedouins est venue attaquer ma petite caravane, et m’a enlevé tout ce que je possédais. Je viens d’entrer dans cette ville ne sachant où passer la nuit ; j’ai aperçu cette mosquée, et suis venu me mettre à l’abri sous le vestibule. »

« Que diriez-vous, dit le vieillard qui l’avait écouté attentivement, si je vous donnais un habit complet du prix de mille pièces d’or, une mule qui en vaudrait autant, et une bourse garnie d’une pareille somme ? »

« Quel serait le but d’une pareille générosité, demanda Alaeddin ? »

« Vous voyez ce jeune homme, reprit le vieillard en montrant le jeune marchand, c’est le fils de mon frère dont il était l’idole. J’ai une fille que j’aime aussi avec passion, nommée Zobéïde, qui, outre sa grande beauté, possède au suprême degré le talent de la musique. Je l’ai mariée à mon neveu, qui en est devenu passionnément amoureux ; mais elle n’a jamais pu le souffrir. Piqué de son indifférence, il a demandé trois fois le divorce, et l’a quittée. Maintenant il veut la reprendre, et me fait supplier par tout le monde de la lui rendre. Je lui ai répété déjà plusieurs fois que cela était impossible tant qu’un autre homme ne l’aura pas épousée et répudiée ; et je me suis engagé à chercher un étranger pour lui rendre ce service, afin qu’on glose moins sur son compte. Puisque le hasard nous fait vous rencontrer ici, et que vous êtes étranger, venez avec nous chez le cadi, nous dresserons le contrat de votre mariage avec ma fille ; vous passerez la nuit avec elle ; et demain matin quand vous l’aurez répudiée, je vous donnerai tout ce que je vous ai promis. »

Notes

[3Porteur d’eau.

[4Mot à mot : que les oiseaux s’étaient envolés avec leur proie.

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